Dissolution de Barakacity devant le Conseil d'État : ce qui justifie la décision pour l'Intérieur
Par Emmanuel Leclère
Près d'un mois après la dissolution de l'ONG Barakacity, le conseil d'État examine lundi une requête en référé qui vise à annuler le décret prononcé pour "incitation à la haine, liens avec la mouvance islamiste et justification d’actes terroristes", le 28 octobre en Conseil des ministres.
Le mémoire en défense du ministère de l’Intérieur comporte 33 pages, consacrées en grande partie au fondateur de l’association, Idriss Yemmou Sihamedi. On savait déjà que le décret gouvernemental de dissolution lui reprochait de diffuser et d'inciter à la diffusion "d'idées haineuses, discriminatoires et violentes", relevant de l'islam radical, en particulier au travers de ses comptes Facebook et Twitter et ceux de l'association. Mais à la lecture du document, que France Inter s'est procuré, on s’aperçoit à quel point les prises de position sur les réseaux sociaux du fondateur de l’ONG Barakacity, dissoute le 28 octobre (soit deux semaines après l'assassinat de Samuel Paty), sont surveillées de très près et ce depuis de nombreuses années.
Dans son rapport, le service juridique du ministère rappelle tout d’abord les activités de cette ONG qualifiée de "prospère", avec 16 millions d’euros levés auprès de ses donateurs depuis sa création en 2013. La banque Société générale a d’ailleurs fermé le compte de Barakacity France après la décision du gouvernement, sur lequel se trouvaient plus de 500 000 euros. Le rapport cite ce que l’on peut par ailleurs trouver sur le site de l’ONG : ses activités d’accès à l’eau pour 50.000 personnes au Togo, ses actions d’aide aux blessés palestiniens dans la bande de Gaza, son soutien aux "frères opprimés" Rohingyas en Birmanie, etc.
Actions "prosélytes"
Le rapport rappelle aussi que Barakacity mène des actions "prosélytes". Par exemple une campagne de pression, en 2016, contre l’émission de M6, Pékin Express, accusée de taire le génocide des Rohingyas en Birmanie. Une opération réussie : plusieurs sponsors avaient fini par annuler leur engagement financier.
Mais parmi ces actions, le ministère de l’Intérieur rappelle surtout que Barakacity n’a cessé ces dernières années de dénoncer "l’islamophobie d’État", visant à "déstabiliser" les pouvoirs publics français. Avec, à l’appui de cette démonstration, un premier tweet du fondateur de l’ONG.

Le rapport s’en prend une nouvelle fois – cela avait déjà été le cas pour le dossier conduisant à la fermeture de la mosquée de Pantin, dont le recours devant le conseil d’Etat sera également examiné ce lundi 23 novembre – au compte Facebook de l’ONG Barakacity.
Ses messages ne seraient pas "toujours répréhensibles" mais il pointe les commentaires antisémites dont certains, laissés "volontairement", font l’apologie de Hitler sur les pages Facebook de l’association. On y trouve alors répertoriés sur une page entière des commentaires laissés en 2017 ; des commentaires déjà répertoriés à l’époque, manifestement, par les services de Renseignement intérieur.
S'alignent ensuite une succession de pages consacrées aux prises de positions d’Idriss Yemmou Sihamedi. Compilation qui fait dire au ministère de l’Intérieur que l’on est face à une violation flagrante des articles 6 et 7 du code de la sécurité intérieure. Selon les rédacteurs du rapport, se dessine au fil des pages le portrait d’un président d’ONG humanitaire qui poste des références à des penseurs de l’islam radical en France (des imams comme Nader Cheecha et Hatim Rouinzo) ou à l’international, qui sont aussi des référence d’Al Qaida et notamment à Anwar Al Awlaki, qui a financé le voyage de Said Kouachi, l’un des auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo, au Yemen en 2011.
Le tweet du début du procès Charlie
Dans cette revue de tweets, le ministère de l’Intérieur rappelle aussi comment Sihamedi s’en est pris à la chroniqueuse de RMC Zohra Bitan en publicisant des éléments de sa vie privée sur les réseaux sociaux (il a été interpellé et placé en garde à vue pour cette affaire le 14 octobre 2020) ou encore à l’ancienne journaliste de Charlie Hebdo, Zineb el Rhazaoui, en "signalant la profession de son conjoint au sein de la banque Rothschild". Et le rapport de préciser que le message initial a entraîné un déluge de "commentaires haineux, de menaces de violence et de mort".
Mais le point culminant de la charge du ministère de l’Intérieur se situe page 20 de ce document. Un nouveau tweet de Sihamedi cité, envoyé lors de la republication des caricatures de Mahomet par le magazine Charlie Hebdo et l’ouverture du procès des attentats de janvier 2015, "de nature à légitimer religieusement une action violente".

"Alors", écrit Sihamedi dans ce message que même certains de ses proches qualifient "d'indéfendable", "je prie souvent : puisse le seigneur augmenter à 2000 degrés les flammes de leurs tombes !". "Personne ne peut offenser notre prophète", redit l’homme qui revendique publiquement auprès de ses 16.000 abonnés sa non reconnaissance du droit au blasphème et à la caricature en France.
La parole à la défense
Ce lundi 23 novembre 2020, Driss Sihamedi viendra s’expliquer en personne sur ses prises de position devant les magistrats du conseil d’État. Ses avocats, du cabinet William Bourdon, tenteront, après avoir déposé une question prioritaire de constitutionnalité, de plaider qu’il n’y avait pas urgence à dissoudre une ONG qui emploie 47 salariés en France, qui a dû suspendre son aide à des dizaines de victimes de famines et de guerres à travers la planète.
Ses avocats tenteront de dissocier les engagements politiques d’un président d’une part, et l’activité de cette même organisation d’autre part. Une association qui, par ailleurs, n’a jamais fait l’objet de poursuites pour sa gestion.