Elle demande un hommage national pour les morts de la Covid : "On n'a pas pu leur offrir une cérémonie digne"
Par Antoine GiniauxAlors que la France devrait franchir dans la semaine le cap des 100 000 morts de la Covid, nous avons voulu dresser les portraits de quelques une de ces personnes emportées par la maladie, au travers des mots de leurs proches. Sabrina Sellami a perdu son père et son frère en mars 2020, au tout début de la pandémie.
Sabrina Sellami est juriste. Elle a perdu l'an dernier son père, Nour, 82 ans, et son frère Zerouk, 56 ans. Tous les deux sont morts de la Covid le 6 et le 30 mars 2020 à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Aujourd'hui référente Île-de-France de l’association "Victimes du Covid-19", elle dénonce des protocoles inhumains et demande une cérémonie d'hommage national aux victimes. Entretien.
FRANCE INTER : Vous avez perdu coup sur coup votre père et votre frère au début de l’année 2020. Un an après, avez-vous avez réussi à surmonter ce deuil ?
SABRINA SELLAMI : "Aujourd'hui, ce n'est pas possible de passer à autre chose. C’est invivable. Ce n’est pas un deuil classique. Mon père, Nour, avait 82 ans. Je ne sais même pas si c’est bien lui qu’on a mis dans le cercueil. Je n'ai pas d'images de son décès, pour moi, il n'est pas parti. Je l'ai enterré, mais je ne sais pas si c'est lui que j'ai enterré. On n'a pas pu voir nos proches, on a été victime de protocoles déshumanisants.
Mon père, on lui a volé sa dignité. C’est quelqu’un qui avait confiance dans le système de santé, qui avait fait une belle carrière dans la police, il gérait les aérogares 1 et 2 de l’aéroport Charles-de-Gaulle. Et c’était un père aimant, un père toujours là. J'ai perdu ma mère très tôt, à 20 ans, partie d'une longue maladie. Il a joué le rôle du père et de la mère, il a été vraiment brillant. Et moi, je l'ai abandonné au moment extrême de sa vie. Je n'ai même pas pu lui fermer les yeux.
Quand j’ai reçu le coup de fil qui m’annonçait son décès, on m’a dit : 'Vous n'avez pas le droit de le voir'. J’ai demandé 'comment ça va se passer ?' On m’a répondu 'votre parent sera mis dans une housse' – une sorte de sac poubelle dégoutant –, 'votre proche aura les orifices bouchés, le nez bouché, la gorge… Vous ne vous ne le reverrez plus'.
Et au cimetière parisien de Thiers, il y avait des gens de la municipalité qui criaient, on était priés d'enterrer nos morts et de sortir pleurnicher ailleurs. Ce dernier moment d'adieu, on nous l'a volé. Il y avait des pelleteuses partout, ça criait, c'est un rouleau compresseur qu'on a reçu en pleine figure."
"J'ai été privée de tout. Tout a été fou dans cette crise. On ne sait même pas si ce chagrin va finir par disparaître."
Vous pointez aussi les dysfonctionnements des hôpitaux : votre père n’a été diagnostiqué qu’au bout de six jours...
"Lorsqu’on se présente à l’hôpital Tenon, le 21 février, on rentre juste de vacances. C’est le tout début de la crise. Mon père a une double pneumonie mais les médecins ne diagnostiquent pas la Covid parce qu’on revient d’Afrique du Nord, pas de Chine et à l’époque tout le monde est focalisé sur Wuhan. Alors on nous laisse de côté. Le médecin urgentiste constate de l’eau dans les poumons et puis c’est tout."
"Il faut six jours pour que les médecins décident de faire le test. Le 27 février mon père est dépisté Covid +. Le problème c’est que dans l’intervalle, il contamine près de 200 personnes."
"Il contamine les soignants, les gens dans la salle d’attente de l’hôpital. Et mon frère, Zerouk, qui passe une nuit entière à le veiller dans sa chambre et absorbe toute sa charge virale. Et les médecins le laissent à côté d’un patient hyper contaminant. Le 8 mars, il entre lui aussi en coma artificiel.
J'ai perdu deux membres de ma famille parce que l'offre de soins au début de la crise a été bâclée. On a guetté le patient zéro dans les hôpitaux et malheureusement, on l'a raté. C'est vraiment inadmissible et difficile à vivre. À l’époque, on ne nous explique rien du tout. Les soignants, à l'hôpital Tenon, ce sont quand même des savants. Ils doivent savoir qu'une double pneumonie, c'est peut-être la Covid.
Mon père, il faisait de l'humour, il disait : 'bon, on va m'endormir. M'enfin, tu me réveilleras, hein ? Parce que, si ma sieste se passe bien, je n'aurais peut-être pas envie de me lever'. Et moi, je lui disais : 'on te dira Hop, hop, hop ! Et tu te réveilleras.' Il avait confiance dans le système de santé. Et voilà."
Pour que les familles puissent faire leur deuil, vous demandez une cérémonie, un hommage aux victimes. Sous quelle forme ?
"On n'a pas vu nos proches. On n'a pas pu leur offrir une cérémonie digne. C'est intenable. La musique était imposée, on a dit à des gens qu'ils ne toucheraient pas le cercueil. Tout ça, ça n’était écrit nulle part. On a exagéré pendant cette première vague, on a inventé des choses.
"Je crois que ça a vraiment fait sortir les mauvais penchants chez certains. Réellement. Il y a eu du sadisme. Je pèse mes mots."
"C’est au président de la République de prendre la parole. Un an après, le chef de l'État refuse de faire un discours, refuse de dire : 'Effectivement, nous n'étions pas prêts'. Nous on n'est pas dans la haine, mais vous savez, on attend quand même un hommage de la nation. Nous avons besoin de communier tous ensemble pour nous réparer. Pour que les vivants se réparent. Et j'espère vraiment que ça bougera. Il y a une proposition de loi qui est actuellement déposée par un député écologiste et j'espère que ça ira au bout."