En Russie, le monde du livre en première ligne face à la nouvelle loi contre la "propagande LGBT"

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En Russie, le monde du livre en première ligne face à la nouvelle loi contre la "propagande LGBT"

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En Russie, la Douma a adopté à l'automne dernier une nouvelle loi réprimant la "propagande LGBT"
En Russie, la Douma a adopté à l'automne dernier une nouvelle loi réprimant la "propagande LGBT"
© AFP - Yuri KADOBNOV

Une procédure judiciaire vient d’être ouverte en Russie contre une maison d’édition pour infraction à la nouvelle loi réprimant la "propagande LGBT". La critique littéraire Galina Iouzefovitch estime que cette loi va restreindre l’accès des Russes à la littérature étrangère.

À Moscou, la maison d’édition "Popcorn books" ne répond plus. Depuis l’annonce, le 10 janvier dernier, de l’ouverture d’une enquête pour infraction à la nouvelle loi réprimant la "propagande LGBT" le visant, l’éditeur a choisi le silence pour préparer sa défense. Il encourt une amende pouvant aller jusqu’à 10 millions de roubles (environ 150 000 euros). Popcorn est connu en Russie pour publier des ouvrages abordant les thématiques de genre et les relations LGBT. La maison se savait directement menacée par la réglementation adoptée par la Douma. Ces dernières semaines, certains de ses livres étaient revêtus d’une jaquette sur laquelle était reproduit l’article 29.5 de la constitution russe qui dispose que "la censure est interdite".

Galina Iouzefovitch n’a pas été surprise d’apprendre que Popcorn allait être le premier éditeur à expérimenter cette loi qui s’applique à toutes les formes d’expression publique. "Il était clair dès le début que cette loi visait particulièrement Popcorn", estime cette écrivaine et critique littéraire reconnue en Russie. "Le livre 'L’été avec une cravate de pionnier' a provoqué un scandale majeur à la fin du printemps dans les milieux dits patriotiques." Ce roman (non traduit), sorti en 2021, écrit par deux femmes, Elena Malisova et Katerina Silvanova, raconte l’histoire d’amour de deux jeunes hommes dans un camp de pionniers (l’organisation de jeunesse soviétique) à l’époque de la fin de l’URSS. Il s’est vendu à 300 000 exemplaires et est devenu particulièrement populaire chez un lectorat jeune et urbain.

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Le livre "L’été avec une cravate de pionnier" a provoqué un scandale majeur à la fin du printemps dans les milieux dits patriotiques
Le livre "L’été avec une cravate de pionnier" a provoqué un scandale majeur à la fin du printemps dans les milieux dits patriotiques
© Radio France

Les nationalistes russes en guerre contre un roman

"Même si le sujet n’a rien d’érotique, il s’agit d’une histoire romantique, certains patriotes se sont sentis humiliés que les attributs de la puissance soviétique qui ne sont envisagés que positivement aujourd’hui, puissent être évoqués de cette manière", poursuit Galina Iouzefovitch. Le député de la Douma Alexandre Khinstein, qui a dénoncé la "scandaleuse" maison d’édition auprès des autorités et déclenché l’ouverture de la procédure, espère que "Popcorn books, qui a défié ouvertement l’État, aura ce qu’il mérite". Cet élu du parti majoritaire "Russie unie" était l’un des architectes de la nouvelle loi qui vise, selon lui, à protéger la Russie contre une forme d’agression culturelle de l’Occident. "Les LGBT sont aujourd'hui un élément de la guerre hybride, et dans cette guerre, nous devons protéger nos valeurs, notre société et nos enfants", avait-il notamment déclaré au moment des débats.

Les opposants à la loi ont régulièrement dénoncé son caractère flou. "Personne n’a pris la peine de définir ce qui relevait de l’information et ce qui relevait de la propagande. En conséquence, personne ne sait exactement ce qui est interdit", souligne Galina Iouzefovitch. "Cela laisse à l’État des possibilités de répression pratiquement illimitées", poursuit-elle. "Certaines librairies prennent peur et suppriment tout ce qui mentionne l’homosexualité, parfois juste parce que l’auteur appartient à la communauté LGBT. D’autres vont estimer au contraire qu’il s’agit juste d’information. L’information n’est pas interdite."

"En Russie, il existe une censure constante par le biais de dénonciations"

À l’instar de la procédure ouverte contre Popcorn books, il est probable que les poursuites ultérieures seront également le fait de plaintes déposées par des organisations de la sphère nationaliste ou des élus conservateurs. Ce genre de processus est un grand classique de la vie politique russe ces dernières années. Pour Galina Iouzefovitch, c’est là que réside la principale différence avec la censure qui sévissait sous l’Union soviétique. "En URSS, il y avait une censure préalable", rappelle la critique littéraire. "Les livres étaient évalués par des censeurs avant leur publication. En Russie aujourd'hui, la censure préalable n'existe pas. Mais il existe de fait une censure constante, qui s'exerce par le biais de dénonciations de lecteurs et d'enquêtes parlementaires."

Selon elle, les maisons d’édition les plus menacées aujourd’hui sont celles qui sont spécialisées dans la littérature étrangère, achètent des droits et traduisent les ouvrages en russe. "Leur situation est très difficile aujourd’hui", analyse-t-elle. "Il n'est pas simple de trouver un roman populaire de langue anglaise, par exemple, dans lequel la thématique LGBT n'est pas du tout présente. Et cette situation est exacerbée par le fait que de nombreux éditeurs étrangers, titulaires de droits, ont quitté la Russie. Les éditeurs russes disposent déjà d’une gamme restreinte de titres. Dans l'ensemble, tout cela est bien sûr très déstabilisant pour l'industrie du livre russe et nous fait craindre que les lecteurs russes pourront pas lire des livres étrangers populaires intéressants dans un avenir proche."