
Environ 30% des avocates abandonnent la profession avant d’atteindre leur dixième année de carrière. C’est dix points de plus que leurs confrères masculins. Comment expliquer ce phénomène ?
"Déshumanisation", "violence psychologique", "associés omnipotents" . Manon*, 34 ans, a des mots très forts quand elle revient sur les 7 années durant lesquelles elle a exercé en tant qu’avocate en droit des affaires. Elle raconte les journées interminables, les nuits blanches, les remarques "pernicieuses" des associés qui imposent ces cadences infernales.
Ça pouvait par exemple être un mail, vide, avec seulement un point d’interrogation. Sous-entendu : 'où tu en es dans les conclusions que je t’ai demandé de rédiger ?'
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"Ou encore : 'Ah, tu as un mariage ce week-end ? Et bien prends donc cet énorme dossier, tu bosseras dans le train'. Plus on est dans des petites structures, plus le système est vicieux. L’associé pour lequel on travaille considère qu’il nous rémunère avec son propre argent. Et donc qu’on est corvéable à merci."
Manon en a développé des ulcères, fait une fausse couche. Jusqu’au jour où, enceinte, elle décide de tout quitter. Après une formation en œnologie, elle travaille désormais dans l’immobilier d’entreprise. Une renaissance.
Victoire*, elle, est restée dans le milieu du droit. Elle est depuis quelques mois juriste d’entreprise. Les plaidoiries lui manquent, admet-elle dans un sourire. Mais avec des enfants, continuer en tant qu’avocate collaboratrice lui était impossible. "Je travaillais de 9h à 22h, sans compter le travail rapporté à la maison".
Il y a aussi eu cet associé qui a décidé de mettre fin à sa collaboration alors qu'elle revenait tout juste de congé maternité. "Il m’a convoquée dans son bureau, très en colère, parce que soi-disant je n’avais pas rempli un document. Il m’a dit 'tu prends tes affaires, tu dégages'. Ça a été très violent". Victoire l’a poursuivi pour discrimination et obtenu gain de cause devant la cour d’appel.
Des chiffres éloquents
Comme elle, environ 30% des avocates décident de changer de voie avant d’atteindre les dix ans de carrière, selon les chiffres communiqués par la Caisse nationale des barreaux. C’est environ 10 points de plus que leurs confrères masculins. Cela touche tous les domaines, mais le droit pénal, celui des affaires et de la famille semblent particulièrement concernés.
Lui-même avocat, Kami Haeri a remis à la Chancellerie en 2017 un rapport sur l’avenir de la profession. Même si celle-ci s'est largement féminisée, elle continue de "maltraiter les femmes", selon lui. Y compris du point de vue des revenus, une partie des femmes n'accédant jamais au statut d'associé.
Kami Haeri observe :
La différence de revenus dégrade structurellement le statut de la femme (...) Dès l’instant où un écart se creuse, la valeur accordée à quelqu’un que l’on paie mieux sera nécessairement plus grande.
"Les missions qu’on lui confie, son épanouissement, seront aussi plus importants. Donc c’est un tout. Si on intègre une vraie culture de l’égalité dans notre profession, peut-être que la manière de parler aux uns et aux autres va changer. Il faut une réflexion systémique" estime l'avocat_._
Poursuivre et sanctionner
Autre levier : sanctionner les comportements discriminants et maltraitants. La bâtonnière de Paris, Marie-Aimée Peyron, en a fait une priorité. Pour la première fois, en septembre 2018, un avocat parisien a été suspendu six mois, dont trois mois ferme, pour agissements sexistes sur des stagiaires. Auparavant, un autre avait écopé de neuf mois de suspension pour s’être séparé d’une collaboratrice enceinte. Plusieurs enquêtes déontologiques sont également en cours.
"Mais pour que l’Ordre des avocats puisse faire quelque chose, encore faut-il qu’il soit au courant", plaide Marie-Aimée Peyron. Des référents ont ainsi été mis en place, dans l’espoir de libérer la parole. La bâtonnière, qui souhaite développer les passerelles vers les autres métiers du droit (notaires, juristes, magistrature), prévoit enfin d’organiser prochainement une grande rencontre avec tous les avocats ayant quitté le barreau de Paris ces cinq dernières années. Afin de mieux cerner les problèmes et déterminer comment agir, en amont.
* Les prénoms ont été changés.