Enquête sur les séries : "On disait la télévision morte, elle ne l’est pas du tout"
Par Juliette GeayLes sociologues Clément Combes et Hervé Glevarec publient ce jeudi "Séries", la première enquête d’ampleur sur les pratiques et les habitudes des Français concernant les séries télévisés. Mais peut-on encore seulement parler de "séries télévisés" ? Entretien.
Quelles séries regarde-t-on ? À quelle fréquence ? À l’été 2017, Clément Combes et Hervé Glevarec ont interrogé 2439 Français, représentatifs de la population adulte métropolitaine, sur leurs habitudes de visionnage des séries. À l’époque déjà, 9 Français sur 10 avaient suivi au moins une série ou un feuilleton dans leur vie. Si le phénomène a explosé avec la pandémie, ses prémices étaient déjà visibles en 2017. Clément Combes revient sur les principaux enseignements de cette étude.
FRANCE INTER : Un chiffre tout d’abord, assez déroutant. Le premier écran possédé par les Français reste la télévision, par 94% d’entre eux. Les trois quarts des Français qui regardent des séries le font au moins une fois par semaine sur leur TV, 40% le font tous les jours. Finalement, c’est un recul de la télévision à relativiser ?
CLÉMENT COMBES : "Complètement. Quand on regarde à l’échelle des Français, c’est assez fou. On disait la télévision morte, mais elle ne l’est pas du tout, à la fois comme écran et comme média. À l’échelle de l’histoire, oui, elle perd clairement du terrain. Mais on est loin de la révolution annoncée de la TV qui disparaitrait. Les jeunes générations profitent à plein des nouvelles possibilités, des nouveaux écrans. Notre hypothèse, c’est qu’elles ne vont pas perdre l’usage du multi-écran en grandissant."
91% des sondés disent avoir suivi 'au moins une série ou un feuilleton télévisé' au cours de leur vie. Un Français sur quatre en regarde quotidiennement… Vous attendiez-vous à de tels chiffres ?
"Oui, nous n’avons pas été surpris. Avant cette étude nous avions mené des enquêtes chacun de notre côté, et on voyait déjà ce phénomène. On est plongés dans un bain ambiant de 'séries' qui se multiplient depuis une vingtaine d’années. Même si on n’en parlait pas forcément avant, historiquement on a toujours beaucoup aimé les séries et les feuilletons, auparavant à la radio ou encore avant dans la presse du XIXe siècle. Le problème en France, c’est que les séries ont été pendant longtemps dévalorisées, illégitimes. À partir des années 2000, ça a changé.
Il y a eu un phénomène de reconnaissance. Avant c’était difficile d’en parler, car on pouvait se faire 'juger'. Aujourd’hui, il est de bon ton, même dans les catégories très diplômées, de parler de certaines séries. Le fait que des médias culturels reconnus s’en emparent aussi, comme Les Cahiers du Cinéma, reflète cette légitimation. C’est une tendance qu’on retrouve ces dernières années avec la BD ou d’autres genres musicaux."
Les femmes sont plus nombreuses que les hommes à regarder des séries. Une Française sur trois en regarde tous les jours ou presque, contre moins d’un Français sur quatre. Sait-on pourquoi ?
"Ça a toujours été une pratique plus féminine, et cela se remarque encore. Historiquement, il y a certainement un lien entre le foyer, et la 'ménagère' pour employer un vieux terme. Aujourd’hui les temps ont changé, mais il faut croire que les femmes continuent à aimer un peu plus, et à en regarder plus fréquemment. Mais le genre n’est pas la variable prédominante, c’est plutôt l’âge et le diplôme."
Justement, comment évolue la consommation de séries avec l’âge ?
"Il y a des genres plébiscitées par les plus jeunes. Le fantastique, comique, la science-fiction, le thriller, avec des personnages plutôt jeunes. Du côté des plus âgés, ce sont plutôt des séries policières, historiques, et patrimoniales. Les canaux changent aussi : les jeunes sont plus à l’aise avec Internet, Netflix, le streaming et les plateformes de téléchargement. Les personnes plus âgées restent plus fidèles à la télévision. En matière de séries, il y a aussi la question des publics cibles : les séries anglo-saxonnes et américaines notamment ciblent spécifiquement certaines populations : jeunes, homosexuelles, queer, racisées..."
Les autres critères qui structurent le choix des séries sont le diplôme et le milieu socio-professionnel, pouvez-vous expliquer ?
"Les catégories diplômés se reconnaissent davantage dans le terme 'séries'. Les classes populaires, ouvrières et employées, dont on sait qu’elles regardent davantage la télévision, font moins la différence entre la série, le film et la télé-réalité. Les diplômés d’âge moyen s’intéressent plutôt aux séries politiques, voire géopolitiques. Dans les catégories plus populaires, on retrouve plutôt des séries romance, policières, diffusées sur la télévision privée, comme M6 et TF1."
Globalement, quel est le genre préféré des Français ?
"Massivement, c’est le policier. C’est ce qui est le plus plébiscité, et là où se concentre la majorité de l’offre télévisuel. Les experts, NCIS…Ce sont beaucoup de séries d’enquêtes. Je pense aussi à Dr House, où on est en milieu hospitalier, mais qui est aussi une série d’enquête."
Quelles sont les trois séries les plus plébiscitées dans votre enquête ?
"Parmi les 889 séries citées par les sondés, ce sont Grey’s Anatomy, Games of Thrones, et Plus belle la vie. Mais elles ne sont communes qu’à 10% des spectateurs à chaque fois. On imaginait qu’il y aurait davantage de séries fédératrices. Très peu de gens ont vu les trois. C’est l’un des principaux enseignements de cette enquête : l’effet de dispersion. En termes de goûts, on n’a jamais eu autant de choix, dans un catalogue aussi large. L’effet fédérateur de la télévision, de certaines séries comme Dallas il y a une quarantaine d’années, se craquèle."
Vous parlez d’un effet d’actualité des séries, qu’est-ce que c’est ?
"Toutes les séries citées datent des années 2010. Les seules exceptions sont des séries multi-diffusées ou qui ont une actualité récente : je pense notamment à Friends, diffusée sur Netflix et dont le dernier épisode a beaucoup fait parler. Dans les séries, il y a un effet d’actualité plus fort que dans la musique ou dans les films : on les regarde dans une période donnée, lorsqu’il y a une médiatisation autour."
L’enquête a été réalisée avant le 'boom' Netflix, pensez-vous que la tendance SVOD va croitre de manière exponentielle ?
"Oui, mais Netflix n’a pas révolutionné la télévision ou les pratiques de visionnage. Netflix est venu confirmer des pratiques déjà existantes avec les plateformes de streaming et de téléchargement illégal : le fait de disposer d'un catalogue large, qui outrepasse celui proposé par la télévision, qui permet de délinéariser sa pratique (regarder quand on veut, pratiquer le binge-watching etc.). J’ai commencé ma thèse en 2008, et ce qu’on voit avec Netflix, je le voyais déjà à l’époque avec des sites type Megaupload."
Peut-on encore parler de 'séries télévisées' ?
"On a changé le début du titre de notre livre, on a laissé seulement "Séries". Quand j’ai terminé ma thèse sur le sujet en 2013, on parlait d’un programme produit 'par et pour la télévision'. Avec Netflix, ça devient compliqué de rester sur ce terme."
Selon vous la série est devenue un 'objet culturel propre', est-ce qu’elle est en train de prendre le pas sur le cinéma ?
"C’est une question complexe. Historiquement, on s’est rendu compte que l’idée qu’un média en recouvrait un autre était fausse. On a imaginé que la télévision mourrait avec le magnétoscope, puis Internet, ça n’a pas été le cas. Les séries prennent assurément une place destinée aux films, notamment chez les plus jeunes. Chez les plus diplômés, elles prennent la place de la lecture. Le cinéma va être un peu ébranlé, notamment à cause des plateformes, qui ont une force de frappe financière très forte. Mais la 'sortie' cinéma ne va pas disparaitre."
Depuis votre enquête en 2017, la pratique des séries a largement évolué, notamment avec les confinements. Comment vous positionnez-vous par rapport à cela ?
"C’est vrai, mais la pandémie n’invalide pas le fond de nos analyses. C’est sûr qu’il y a des chiffres qui ont bougé. Mais il s’agit de la première enquête du genre en France, donc cela nous fait une première base. On a dans l’idée de refaire cette enquête l’année prochaine ou dans deux ans, pour avoir une idée de l’évolution."
📖 "Séries - Enquête sur les pratiques et les goûts des Français pour les séries télévisées", par Clément Combes et Hervé Glevarec (éd. Presses des Mines)