Ernest Pignon Ernest : l'art de révéler l'invisible sur les murs des villes du monde
Par Isabel Pasquier
À l'occasion d'une grande exposition et rétrospective du "pionnier" du street-art, au Palais des Papes à Avignon, nous partons avec Ernest Pignon Ernest sur les traces de ses interventions plastiques aussi poétiques que politiques.
Ernest Pignon Ernest, "pionnier" du street-art ? Espiègle et modèle d'une modestie exceptionnelle dans le milieu de l'art, le plasticien préfère y répondre par un sourire ironique tant la dimension médiatique et commerciale du street-art est éloignée de sa démarche.
Pourtant, bien avant que Jean-Michel Basquiat ne projette sa rage sur les murs de New de York, que Keith Haring ne dessine à la craie dans le métro de Big Apple et 40 ans avant Banksy et JR, Ernest Pignon Ernest a été le premier, non pas à utiliser les murs comme supports à ses œuvres, mais à transformer ces murs, portant ses dessins, en œuvres d'art. "Déjà, rien que le vocable 'street-art' laisse à penser que c'est né aux États-Unis. Les artistes comme Basquiat et Keith Haring ont fait ça au début des années 1980, moi je l'ai fait au début des années 1960" explique l'artiste.
"Mes œuvres, ce ne sont pas mes dessins, c'est ce que provoquent mes dessins dans les lieux dans lesquels je travaille. Et dans cette réalité là, je viens glisser un élément de fiction. Cet élément de fiction, c'est mon dessin". - Ernest Pignon Ernest
La force de l'art d'Ernest Pignon Ernest, c'est bien sûr son immense talent de dessinateur et sa palette c'est l'impalpable : "J'utilise le temps, l'espace, la mémoire. J'essaie de faire de la rue une oeuvre, alors que la plupart des gens du street-art font de la rue une galerie, un lieu d'exposition."

Cette exposition-rétrospective, "Ecce Homo" et ses 400 œuvres, dans l'immense nef de la Grande Chapelle du Palais des Papes, nous immerge dans le processus de création de cet artiste qui s'est toujours situé loin du marché et des institutions.
Des institutions qui ont tendance à le bouder : il serait trop bon dessinateur, trop académique, alors que des milliers de gens admirent et adulent son talent à travers le monde.
La première intervention dans l'espace public d'Ernest Pignon Ernest date de 1966 : il colle des affiches avec une inquiétante ombre humaine. Il dénonce l'installation des missiles nucléaires sous les champs de lavande du plateau d'Albion, dans le Vaucluse.
"Des centaines d'Hiroshima sous les lavandes ! J’avais découvert cette fameuse photo prise au lendemain d’Hiroshima : l’éclair nucléaire a brûlé le mur, et il ne reste que l’ombre portée d’un homme décomposé par l’explosion. À partir de cette photo, j’ai découpé un pochoir et j'ai collé cette image sur les rochers, les murs, les routes sur le plateau d’Albion."
"C'était la première fois que je révélais des lieux à travers un dessin, ce qu'ils avaient d'invisible"
Artiste engagé, ses interventions plastiques font autant resurgir l'histoire qu'elles secouent et dénoncent notre présent
L'exposition nous montre ses croquis, dessins préparatoires, ses sérigraphies et des photos des dessins in situ. Avant d'intervenir sur une ville, Ernest Pignon Ernst s'y immerge, y capte ses tensions, son inconscient.
C'est ce qui fait la force de son travail à Naples, à Soweto, à Ramallah, dans l'ancienne prison Saint Paul de Lyon et dernièrement en Haïti.
- 1971 : Il recouvre les marches du Sacré Cœur par des dessins de gisants de la Commune de Paris.
- 1974 : Pour dénoncer l'apartheid et le jumelage de Nice, sa ville natale, avec Le Cap, il colle sur les murs la cité azuréenne des images d'une famille noire, grandeur nature, derrière des grillages.

- 1975 : Des images de travailleurs immigrés aux corps faméliques comme morts au ras du trottoir à Avignon.
Contre ceux qui s'oppose à la légalisation de l'avortement, il colle sur les trottoirs à Tours, Paris, Nice et Avignon, une affiche sur laquelle est dessinée une femme nue, cadavérique, les jambes écartées.
Faisons un arrêt devant son Rimbaud avec sa veste en jean sur l'épaule. Un dessin iconique qui a fait le tour du monde. "En 1978, j'avais fait un parcours de l'image de Rimbaud, de Charleville à Paris". L'artiste est très zen face à la destruction de ses images par nature éphémère. "C'est ce qui a de plus "Rimbalien" dans mon travail. Ces images ne se figent pas. Faire un Arthur Rimbaud en marbre, ça aurait été idiot!"
Depuis plus de 50 ans , l'art d'Ernest Pignon Ernest a des résonances politiques, poétiques religieuses et mythologiques car il ne cesse d'interroger les racines de notre culture.
Émotion devant son travail à Naples. Naples qui, 25 ans plus tard est encore hantée par ses dessins qui semblent transpirer des murs. Ernest Pignon Ernest y révèle cette tension violente entre mort, sexe et religion. "À Naples j’ai travaillé, questionné les représentations de la mort dans les mythologies grecque, romaine et chrétienne, j’ai collé dans la nuit du Jeudi au Vendredi saints."
Le moment du collage pour ce plasticien est un pur moment de création. "Mes images, je les mets en relation avec les couleurs d'un mur. Je suis comme un peintre qui compose à ce moment là. Quand j'interviens dans la ville, je partage l'histoire, du vécu, du symbolique. Tout ça est dans ma palette. Du coup, quand j'arrive, j'ai quelque chose de commun avec les gens."
Cette osmose est très forte devant ses dessins du grand poète Mahmoud Darwich sur les murs de Ramallah avec ces petites filles joyeuses dans les rues de la ville.
De même à Soweto, en Afrique du sud, où en 2002, il colle des images de femmes : des mères qui portent leur enfant mort du sida. Des pietà contemporaines qui nous regardent et accusent le monde de leur tragédie.

Tout au fond de la Grande Chapelle, l'image de Pasolini qui porte sa propre dépouille. Pasolini, poète crucifié de la société auquel Ernest Pignon Ernest redonne une présence accusatrice poignante.
"Ecce homo" : À travers des poètes, des révoltés, des anonymes, Ernest Pignon Ernest n'a cessé de représenter l'homme, dans sa beauté et sa souffrance. "Je travaille sur ce que l'on inflige aux hommes et sur ce qui chez les hommes ne se voit pas".
Grâce et fragilité des hommes à l'image des images de cet artiste majeur du XXe et XXIe siècle, témoin et acteur de son temps.
Exposition : "Ecce Homo" d'Ernest Pignon Ernest au Palais des Papes d'Avignon jusqu'au 29 février 2020.