Évaluations nationales en CP, CE1, 6e : des enseignants pointent une "évaluationnite"
Par Sonia Princet
C'est à partir d'aujourd'hui que démarrent les évaluations nationales en CP, CE1, 6e... Cette année, elles sont aussi expérimentées sur un petit échantillon en CM1 et 4ème. Les élèves passent des tests en français et en mathématiques. Cette "évaluationnite" aiguë n'est pas du goût des professeurs.
15 .00 élèves de CM1 et 25.000 de 4e sont concernés par cette expérimentation. Il s'agit de tester des exercices et d'analyser les réponses des élèves, pour ensuite généraliser ces nouvelles évaluations nationales l'année prochaine. "Il y a toujours un intérêt à tester ses élèves au début de l'année, quel que soit le niveau", estime Émilie, qui enseigne en CM1, en éducation prioritaire, en Gironde. Les enseignants conçoivent eux-mêmes ce que l'on appelle des "évaluations diagnostiques" qui permettent de savoir où en sont les élèves et comment on va organiser les apprentissages de l'année. "Par contre, les évaluations que l'on nous propose, si elles ressemblent à celles qui existent déjà CP, CE1 et en 6e, ne nous paraissent pas aussi intéressantes que celles que l'on peut concevoir nous-mêmes" ajoute Émilie.
Des évaluations pour mesures des acquis
Car elles n'évaluent pas toutes les compétences que les enseignants voudraient voir évaluer. Elles n'évaluent pas forcément les élèves sur des choses qu'ils maîtrisent déjà : en CP par exemple, il y a des évaluations sur la lecture alors que les enfants n'ont pas commencé à apprendre à lire. "On n'évalue pas les compétences dont on a vraiment besoin, c'est-à-dire la compréhension fine des textes, la production d'écrit ou la résolution de problèmes qui vont nous indiquer si l'élève est en difficulté ou non."
Le CM1 est le début du cycle 3 (qui correspond aux classes de CM1, CM2, 6e). Ces nouvelles évaluations en début de CM1 permettent donc de mesurer les acquis du cycle 2 (qui se termine en fin de CE2) et de vérifier le niveau des élèves en début de cycle 3. "Mais il y a quand même déjà des évaluations qui ont lieu en CP, en CE1 et en 6e", rappelle Émilie. "Là, on en rajouterait encore tous les 2 ans. L'élève serait évalué en CP, en CE1, en CM1, en 6e et en 4e, puis en seconde. C'est beaucoup !"
"Une nouvelle ère où l'on enseigne pour tester"
L'enseignante explique que ces "évaluations, si on veut les faire passer exactement comme c'est préconisé, sont chronométrées avec des exercices qui ne correspondent pas toujours au niveau des élèves. Cela leur met une certaine pression. Elles sont aussi très chronophages. On perd du temps alors qu'avec nos propres évaluations, on aurait davantage de temps pour ensuite les aider. Tous les deux ans, cela fait presque une semaine de perdue en début d'année pour faire passer ces évaluations et pour rentrer les résultats."
Selon Guislaine David, secrétaire générale du Snuipp, premier syndicat d'enseignants du primaire, "ces évaluations n'ont pas d'utilité d'abord parce que les enseignants n'ont pas besoin d'évaluations standardisées et nationales pour évaluer leurs élèves. Ils évaluent leurs élèves au quotidien et ce n'est pas ce qui va permettre la réduction des inégalités. Ces évaluations engendrent forcément un bachotage." L'enseignante poursuit : "On a découvert des manuels qui commencent à sortir sur "préparer en grande section et en moyenne section les élèves aux évaluations" avec les mêmes formes d'exercices. Cela met une certaine pression sur les élèves mais aussi sur les parents car on en parle tellement qu'ils sont préoccupés par ces évaluations, et vont parfois préparer leurs enfants. On parle souvent de stress à l'école, et de la pression vis-à-vis des attendus et de la réussite des élèves. Les évaluations sont aussi là pour mettre cette pression et cela ne favorise pas certains élèves en difficulté".
Même des inspecteurs sont circonspects, Eric Nicollet est inspecteur de l’Éducation nationale et secrétaire général du syndicat unitaire de l'inspection de la FSU, il regrette cette dérive et cette "évaluationnite". "Il est toujours important de savoir quels sont les acquis des élèves à tout moment de leur scolarité", dit-il*. "C'est d'ailleurs le métier des enseignants. Principalement, c'est d'enseigner, mais c'est aussi en permanence de regarder si les acquis sont bien consolidés. Sans doute l'objectif du ministère est-il de tester les élèves à un moment charnière, en CM1 et en 4e, mais honnêtement nous avons un peu de mal à comprendre. J'ai employé le mot "test" et je crois que c'est bien ce qu'il faut retenir : on teste des élèves, on entre véritablement dans une nouvelle ère où l'on enseigne pour tester et on perd de vue l'objectif de la formation et de l'enseignement."*
Culture de l'évaluation
Guislaine David, représentante du syndicat Snuipp, dénonce également "cette culture de l'évaluation". "Elle est affichée publiquement par le ministère", précise-t-elle. "Pour nous, elle met en difficulté les élèves, elle met en difficulté aussi les écoles qui peuvent être comparées entre elles et quand les résultats remontent au niveau de la circonscription, on va mettre sous pression les enseignants de ces niveaux de classe. On est sur des systèmes de prescription qui empêchent les enseignants d'avoir cette liberté pédagogique et qui engendre une certaine perte de sens du métier que l'on fait."
Les enseignants ne sont pas contre les évaluations mais préféreraient des tests sur des échantillons d'élèves, plus fiables et plus représentatifs. "Avec ces nouvelles évaluations, on a toujours la même question : quel objectif poursuit-on ?", fait remarquer Alexis Torchet, secrétaire national du Sgen-CFDT en charge des politiques d'éducation et de formation. "On poursuit en réalité deux objectifs à la fois : une information sur le fonctionnement du système, l'état du système éducatif, et en même temps ces évaluations sont censées pouvoir répondre aux difficultés des élèves. On veut faire les deux mais en faisant les deux, on n'atteint pas les objectifs qu'on se fixe. Si on veut que ce soit pertinent, il faut concevoir des outils distincts. On ne dit pas qu'il ne faut pas d'évaluation du système éducatif, mais leur conception doit être rediscutée. Si on veut que ce soient des outils professionnels, il faut aussi s'appuyer sur le retour des professionnels."
"Plutôt que de recevoir des livrets d'évaluation de CM1", ajoute Émilie, "on a besoin d'enseignants. On fait des évaluations pour voir les difficultés des élèves, mais après on n'a pas d'enseignants spécialisés pour les aider scolairement, ni de psychologue scolaire pour les accompagner. On voudrait être remplacés quand on est absent : dans mon école en CE2 l'an dernier, il y a eu un congé maternité non remplacé, pendant un mois et demi ! Ces élèves arrivent en CM1 mais leurs difficultés sont liées à un dysfonctionnement de l’Éducation nationale."