Faits divers : Affaire Dupont de Ligonnès, Thierry Paulin... Pourquoi sommes-nous fascinés ?
Le récent succès des deux derniers numéros du magazine Society consacrés à l’affaire Dupont de Ligonnès le prouve : les Français aiment les faits divers. Parce qu’ils flattent leur bas-instincts ? Pas seulement, ont expliqué les invités de l’émission "Le débat de midi', réunis autour de Thomas Chauvineau.
Avec Jean-Marc Bloch, ancien commissaire de police, qui a, entre autres, travaillé sur la disparition d’Estelle Mouzin, Patricia Tourancheau, ex-journaliste « fait-diversière » à Libération et à L’Obs, et Pierre Boisson, rédacteur en chef à Pédale !, Society et co-auteur d’une grande enquête sur Xavier Dupont de Ligonnès.
Le fait divers est démocratique
Le crime touche absolument toutes les classes sociales. Patricia Tourancheau explique : "Clochards, ou bourgeois, tout le monde peut basculer. Le fait-divers touche parce qu’il se passe près de nous. Les gens peuvent s’identifier. Dans l'affaire Guy Georges (surnommé le tueur de l'Est parisien, il a tué sept femmes de 1991 à 1997 à Paris), les lecteurs vont s'identifier à la grand-mère de la victime, à sa mère, à la victime, etc".
Jean-Marc Bloch : "Le meurtre peut toucher tout le monde, tant parmi les auteurs que chez les victimes. Dans notre milieu d’enquêteurs, on passe d'un milieu social (du quart-monde au Ministère) à l'autre avec une facilité déconcertante. C'est un métier de caméléon : il faut savoir s'adapter."
Le fait-divers joue avec les fantasmes et révèle la face noire de la société
Patricia Tourancheau : "Les criminels mettent à exécution ce que l’on a peut-être un jour imaginé. C’est le côté obscur de l’humain".
Pierre Boisson ajoute : "Derrière le fait-divers se racontent des histoires de vie et de société. Le premier sur lequel j’ai travaillé s’était déroulé chez moi, en Haute-Marne. Un homme était rentré dans une maison pour voler de la viande et il avait fini par y mettre le feu et brûler des tableaux de Picasso. Le pitch était assez rocambolesque ! Je me suis intéressé à la trajectoire de cette personne. C'était un homme très pauvre. Il s’était rendu dans cette maison parce qu'il avait faim et qu'il était soûl.
J'ai rencontré sa femme. Elle était dévastée, elle ne pouvait pas aller le voir en prison, parce ça coûtait cinq euros d’essence !
Cela raconte des éléments de société que l’on ne voit pas et que l’on ne va pas toujours chercher".
Et renseigne sur l’âme humaine
D’autant qu’on a affaire à des gens souvent d’apparence "normale" souligne Jean-Marc Bloch : "On imagine toujours pendant l'enquête qu'on va tomber sur un monstre, quelqu’un 'd'extraordinaire'. Le moment de l'interpellation est souvent assez décevant. Thierry Paulin (qui s'attaquait aux personnes âgées pour les voler et les tuer) s’est comporté normalement et m’a raconté sa vie.
Je me souviens être rentré chez moi le soir et avoir dit à ma femme : "il est plutôt sympa ce type".
Je n'ai pas eu le sentiment, malgré tous les actes qu'il a commis, d'avoir en face de moi un monstre. Ce qui est vrai de la plupart des criminels".
Le fait-divers comme énigme à résoudre
Plus les affaires sont mystérieuses, plus elles intéressent, explique Patricia Tourancheau : "Les énigmes non résolues vont passionner les gens : ils cherchent à savoir, à trouver des clés de compréhension. Dans le cas de Xavier Dupont de Ligonnès (un père de famille soupçonné d'avoir assassiné toute sa famille et de l'avoir enterrée à Nantes en avril 2011) : on ne sait pas vraiment pourquoi il a fait ça, comment s’est-il échappé ? Est-il mort ou pas ?"
Pierre Boisson confirme : "Les faits-divers qui passionnent marquent un moment de l'Histoire de France : le petit Grégory, les années 1980, et l'affaire Dupont de Ligonnès, le début de ce siècle. Ce sont deux affaires dans lesquelles il n’y a pas de réponse. Ce mystère souligne l'antagonisme entre des hommes apparemment ordinaires, qui commettent un geste, éthiquement et moralement, insoutenable et donc extraordinaire".
Pour Jean-Marc Bloch : "Un fait-divers est une énigme à résoudre, c’est pour cela qu’il passionne. En apparence, si les ressorts sont les mêmes : l'amour, l'argent... Mais souvent c'est dans ce qui ne se voit pas chez la personne, dans son jardin secret, que se trouve la solution".
Contrairement à une idée reçue, le fait divers exige de grandes qualités journalistiques
Patricia Tourancheau raconte : "Le fait divers est une matière extrêmement noble. Peut-être la plus compliquée à traiter dans un journal ou dans un livre. Souvent, on a affaire à des policiers, des magistrats soumis au secret, ce n'est pas facile de trouver les informations.
Le 'fait-diversier' travaille sur un terrain humain. On a affaire à des gens à qui il est arrivé une affaire incroyable : ils ont perdu un proche ou se retrouvent en prison. Si on veut bien traiter le fait-divers, il faut s'engager, devenir proche de ces personnes pour les comprendre, et raconter leur vie. Je suis devenue amie avec la mère d’Audry Maupin (un criminel, auteur avec sa compagne de la fusillade de la Place de la Nation en 1994 à Paris. Il a tué trois policiers, un chauffeur de taxi). Traiter de ces sujets est dur à traiter. Il faut le faire avec tact.
La presse de caniveau ne m’intéresse pas. Je n’aime pas raconter les détails gore d'un viol ou d'un assassinat. Mais décrire qui sont les personnes derrière les noms des victimes, qui sont les témoins et même le criminel, oui. Raconter l'enfance de Guy Georges me passionne".
La manière dont on raconte le fait-divers est importante, ajoute Pierre Boisson : "Dans Society, sur l'affaire Dupont de Ligonnès, on raconte des éléments de la vie sexuelle du couple. Cela peut paraître vulgaire ou déplacé. On l'a fait parce que c'était important. Agnès Ligonnès a écrit pendant des mois, de manière ouverte, ses pensées sur un blog. Elle y racontait sa misère sociale (son mari ne voulait pas l’emmener sortir avec ses amis) et sa misère sexuelle aussi. C'était très difficile à lire : on y voit une femme qui souffre. Agnès Dupont de Ligonnès a passé sa vie, sous l'emprise de Ligonnès, en étant frustrée socialement et sexuellement. Le raconter donne aussi une dimension sociale très importante : celle d'une femme au foyer, écrasée par son mari".
ÉCOUTER | Le Débat de Midi sur les faits-divers
Avec :
- Pierre Boisson, rédacteur en chef des magazines Pédale ! et Society, co-auteur d'une grande enquête sur l'affaire Xavier Dupont de Ligonnès
- Patricia Tourancheau, fait-diversière et réalisatrice, auteure de Le Magot (Le Seuil / Les Jours, 2019)
- Jean-Marc Bloch, commissaire honoraire de police, ancien chef du Service Régional de la Police Judiciaire de Versailles, auteur de Des deux côtés du miroir : itinéraire d'un flic pas comme les autres (éditions Le Cherche Midi, mars 2015) et organisateur-fondateur du Festival, 22 V’la le polar sur la côte de Jade, à Pornic (19-20 août).