Faut-il se méfier du "score de productivité" proposé par Microsoft pour doper l’efficacité des entreprises ?
Par Antoine Jeuffin
Le géant américain Microsoft propose désormais aux entreprises d’améliorer leur efficacité grâce à un "score de productivité", calculé avec les données de travail des salariés. Mais la pertinence et l’utilisation de ces données pose question, alors que le télétravail est privilégié à cause de la crise sanitaire.
Le "score de productivité" est un "outil" présenté par le géant Microsoft en octobre et qui, selon le géant américain, doit permettre au manager "de comprendre comment son entreprise fonctionne", et d’ "identifier où il est possible de faire des ajustements pour que chacun fasse le meilleur travail possible". Autrement dit le but est de doper l’efficacité d’une entreprise.
De nombreux indicateurs pour mesurer la "productivité"
Destiné aux entreprises, ce score de productivité, noté sur 800, est obtenu grâce à l’agrégation de nombreuses données obtenues sur la suite bureautique Microsoft 365. Avec cette option, le manager a accès à une page où toutes les données de ses salariés au travail sont compilées. Concentrées sur les 28 derniers jours, elles indiquent par exemple à quelle fréquence les salariés envoient des mails au travail, quel temps ils passent sur Skype, sur l’application Teams (qui a explosé durant le confinement), s’ils utilisent beaucoup ou non la fonctionnalité "écran partagé" lors de leurs appels, etc.
Toutes ces données sont agrégées et, catégorie par catégorie, permettent à l’employeur, d'après Microsoft, d’avoir une idée de la "productivité", ou de la "performance" de ses équipes. Microsoft lui fournit même une courbe pour comparer son score, secteur par secteur, avec d’autres entreprises. L’objectif avec le score de productivité, est, selon le géant américain, "d'identifier les secteurs où le manageur peut faire des formations pour apprendre aux salariés à utiliser à 100% les outils à disposition".
Des indicateurs pertinents ?
Quid de la pertinence de ces indicateurs pour la mesure de la productivité d’une équipe, d’une entreprise ? "Microsoft a introduit cet "indice de productivité", si tant est qu’on puisse mesurer la productivité par l’envoi de mails", s'étonne Jamal Atif, professeur des universités à Paris-Dauphine, chargé de mission sciences des données et intelligence artificielle au CNRS.
"Il me semble illusoire de mesurer la productivité effective en comptant le nombre de fois où un mail a été envoyé, en comptant le temps qu’une personne a passé en visioconférence", poursuit Jamal Atif, pour qui "ce n’est pas faisable", et qui assure que "c’est même assez hallucinant. Ce n’est pas comme cela que l’on mesure la productivité", selon lui. Il émet également des doutes sur l’agrégation des données afin d’obtenir le score en question.
Le spécialiste de la confidentialité des données convient que "cela puisse séduire certains managers". Cependant, "_dans la démarche-même de dire "_je calcule la productivité d’un salarié en regardant le nombre de fois où il est allé faire des changements dans un document partagé", ça me rappelle les gens qui essaient de rester plus longtemps au travail pour montrer qu’ils sont productifs", tacle-t-il.
Un risque que "l'outil dépasse son concepteur"
"Il ne faut pas partir avec un a priori négatif sur Microsoft", nuance le professeur Jamal Atif, mais selon lui ce score de productivité "reste quand même un outil, s’il est mal utilisé, de surveillance, de monitoring" : il ne faudrait donc pas que "l’outil dépasse le concepteur de l’outil".
De son côté, Microsoft tient d’abord à rappeler son "engagement fort pour la vie privée", et incite à "utiliser ces données de façon responsable". Par ailleurs, l'entreprise indique que les données, si elles sont individualisées par défaut sur la page disponible pour le manager, peuvent tout à fait être anonymisées. Ainsi, le manager n’aurait accès qu’à une moyenne générale et non à des données individuelles.
Outre l’aspect potentiellement intrusif d’un tel outil, Jamal Atif pointe également du doigt le risque accru de burn-out : "Ce type d’outils fait que les gens passent leur journée à travailler, à être en visio-conférence, il y a une sorte d’inflation de réunions, et il va falloir à un moment réguler cela", avance le spécialiste.
Enfin, le professeur s’interroge sur la conformité du score de productivité avec le RGPD, le règlement général de protection des données, qui responsabilise les organismes publics et privés dans le traitement des données personnelles. "Ce n’est pas très clair si c’est conforme ou non, si c’est applicable dans une législation française, il va falloir regarder de très près le Code du Travail", reconnaît Jamal Atif. Contactée sur ce point, la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL) n’était pas encore en mesure de réagir.