
Nos confrères de "Libération" ont décidé de se payer le nouveau film de Clint Eastwood et partant de là son auteur lui-même. C'est bien leur droit, à conditionque le procès en sorcellerie militariste tienne la route . En une du numéro de ce week-end donc une photo du cinéaste armé d'un gros calibre et prêt à s'en servir. Une photo extraite du film dont il sera question dans les huit pages suivantes ? Que nenni bizarrement puisqu'Eastwood ne joue pas dans son "American sniper".
C'est en fait une image de "Gran Torino", admirable film mais qui avait déjà fait pousser un peu d'urticaire chez certains prompts à confondre constat et opinion, description et prise de position. Que trouve-t-on dans ce grand dossier alors ? Deux contenus parfaitement distincts et qui semblent même cohabiter dans une indifférence réciproque absolue. D'un côté, comme le promet la une, un long (et passionnant !) entretien avec Eastwood mené depuis les États-Unis par le correspondant du journal, Bruno Icher , qui n'hésite pas à faire un parallèle entre Ford et Eastwood au cours de l'une de ses nombreuses et pertinentes questions. De l'autre, une série d'aticles et d'entretiens avec des spécialistes forcément autorisés, dont l'éditorial, s'il vous plait, sous la forme d'une lettre ouverte très donneuse de leçons au cinéaste. Pour faire court, "Libération", et d'autres avec lui il faut le dire, reproche à Eastwood de faire l'apologie de ce soldat américain sniper hors pair et devenu, guerre d'Irak aidant, une "légende" dans son pays, le tout sans réserve ni contextualisation. Sans rire, on reproche ainsi à Eastwood de ne pas parler de Saddam Hussein.
Venant d'un journal dont le moins que l'on puisse dire c'est qu'il ne fut pas toujours opposé aux guerres qu'il semble dénoncer aujourd'hui ( à force de défendre la politique européenne et étrangère de François Mitterrand), l'attaque peut laisser songeur. Mais, si elle ne tient pas la route, c'est tout simplement que le propos d'Eastwood n'est évidemment ni documentaire, ni géopolitique, comme lui-même le dit dans tous les entretiens qu'il accorde en ce moment (on peut lire à profit également celui qu'il a donné au "Nouvel Observateur" paru cette semaine). Pire, il se situe manifestement sur une ligne isolationniste et condamne les guerres extérieures menées au Proche et au Moyen Orient par les Etats-Unis et ses alliés occidentaux. Sans compter qu'en contradiction totale avec la une de "Libération" le citoyen Eastwood n'a aucun goût particulier pour les armes à feu. Ciel, Eastwood le citoyen pourrait avoir des vues divergentes des personnages que le Eastwood cinéaste fait incarner à l'Eastwood acteur ? C'est pas banal ça... Eh oui, cher "Libération" rien n'est simple dans ce monde...

"American sniper" vaut bien mieux que ces raccourcis caricaturaux qui transforment le cinéaste en une sorte de réincarnation de Bush. Qu'une partie du public américain ne retienne du film que ces moments guerriers, qu'y pouvons-nous vraiment ? D'autant plus que la guerre ici décrite n'a rien de folichon. Et que seul un aveuglement patriotique déplacé peut faire oublier les plus beaux plans du film lesquels sont clairement du côté de la sidération et du désenchantement. A l'image du moment où le héros croise sur le tarmac son frère cadet de retour d'Irak. L'insondable détresse de ce jeune homme dont les yeux ont vu l'indicible et l'horreur donne toute la mesure antimilitariste d'un film qui réussit à montrer un héros violent sans jamais héroïser la violence tout en décrivant avec justesse le poids de cet héroïsme dans la nation américaine. Au même titre, soit dit en passant, que "Gran Torino" montrait les ravages d'un communautarisme ethnique aussi imbécile dans ses propos quotidiens que dévastateur dans les faits.
Disons le clairement, on peut et on doit discuter certains choix d'Eastwood comme ce refus de donner la moindre part d'humanité au sniper d'en face, l'ennemi que poursuit et qui poursuit son héros ou bien plus globalement encore l'indifférenciation généralisée de sa description de ce même camp d'en face. Dont acte, le film s'intitule "American sniper" et c'est bien de ce point de vue qu' il sera question. Il est proprement ridicule de reprocher à l'auteur de "Mémoires de nos pères" de ne pas savoir montrer précisément les deux camps opposés dans un conflit quel qu'il soit. Mais cette fois, son choix est autre. On devrait au moins lui donner crédit et de cette subjectivité et de sa capacité à la complexité . Pour le reste, ce prétendu dangereux belliciste nous montre des enfants à qui dans les deux camps on met des armes dans les mains. Et peu importe fondamentalement que leur cible alors soit humaine ou animale. Pour le coup, c'est tout comme. Pour le coup, c'est armer prématurément qui pose problème et révulse. Et le petit chasseur américain d'aujourd'hui devient évidemment le sniper de demain. Quant au fils de l'ennemi, il est sommé de mourir à dix ans avec la bombe qu'il transporte.
C'est ce monde-là que nous montre Eastwood, c'est ce monde qui engendre des zombies des deux côtés de la barrière. Zombie la femme voilée qui tend à son propre enfant une arme de destruction. Zombie ce frère cadet de notre "American sniper" qui n'est en rien, lui, une légende mais bel et bien un citoyen soldat lambda que la guerre anéantit et dévaste à tout jamais sans aucun doute. Zombie le sniper irakien, réplique parfaite du snipeur d'en face et frère d'arme en connerie humaine. Zombie " l'american sniper "qui se pisse dessus pour ne pas quitter sa position et protéger ses copains mais qui, à son retour au pays, n'est plus que l'ombre de lui-même, étranger ou presque à sa femme et ses enfants, sensible seulement aux autres vétérans dont les corps portent les stigmates des balles et des obus. Zombie le même qu'on traite de légende vivante, alors qu'il a tué des civils et des soldats par dizaines. Zombie sa hiérarchie militaire qui donne le permis de tuer, tout en voulant le réglementer au cœur des combats. Voilà pourquoi, il faut aller voir "American sniper", ce film qui glace les sangs et qui n'a donc rien à voir avec un quelconque projet belliciste. Eastwood creuse son sillon décidément entre le bien et le mal. Amateurs de certitudes libérales-libertaires à géométrie géopolitique variable s'abstenir impérativement.
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