Frank Fournier : "Je voulais que les gens sachent qui elle était"
Par Margaux Duquesne
En 1985, Frank Fournier photographie en Colombie une petite fille, coincée dans les débris d'un volcan en éruption. Les critiques pleuvent : comment photographier cette enfant qui est en train de mourir au lieu de l'aider ? Son auteur rouvre la plaie.

Ce visage, personne ne l’a oublié. Nous sommes le 16 novembre 1985 , à Armero-Guayabal , en Colombie . Le volcan Nevado del Ruiz est en éruption depuis trois jours. Une petite fille, Omayra Sánchez, est prisonnière des débris. Ses jambes sont coincées et elle est également perforée au niveau de la taille, par une barre de fer. Au bout de 60 heures de lutte, elle meurt devant les personnes présentes sur place, impuissantes. Parmi elles, les journalistes, venus couvrir l’évènement.
L’image la plus connue qu’il reste de cette tragédie est celle du photographe français Frank Fournier . Les critiques pleuvent face à ce cliché qui révolte le public : comment peut-on photographier cette enfant alors qu’elle est en train de mourir ? Pourquoi personne ne l’a aidée à s’en sortir ? Presque 30 ans après ce drame, Frank Fournier, qui travaille àl’agence Contact Press Images, revient sur sa photographie, tristement célèbre. Basé aux Etats-Unis, il nous raconte, par téléphone, comment il s’est retrouvé sur place : « Le 14 novembre, je reçois un message sur mon répondeur : on m’annonce qu’un volcan a explosé en Colombie . Je prends un avion à midi, je passe quelques coups de fils pour avoir plus de détails, mais on ne sait presque rien. J’arrive à Bogota à minuit, et je prends un taxi pour aller sur la zone sinistrée d’Armero. »
Tourmente politique
Pour comprendre le contexte politique, rappelons que dix jours plus tôt, le Palais de justice de Bogota a été pris d’assaut, par trente-cinq membres du M-19 (le mouvement du 19 avril, un groupe rebelle). Plus de 300 personnes étaient prises en otages . La réplique sanglante de l'armée fera près de cent morts, dont onze juges de la Cour suprême, ainsi que des avocats présents sur place.
Il y avait un climat politique de tension terrible. Le gouvernement n’était pas prêt à s’occuper de manière efficace d’une évacuation de ce type, dans une zone aussi difficile d’accès. Pourtant, plusieurs vulcanologues colombiens et américains avaient prédit qu’il allait se passer quelque chose avec le volcan.
Le premier jour, Frank Fournier voit revenir les survivants du lieu le plus touché : « Ils étaient en lambeaux, complètement traumatisés, cherchant leurs proches. Il y avait très peu de secours. » Le lendemain, le photographe part vers 4h du matin et marche jusqu’au centre de la catastrophe. Il arrive sur les lieux à la levée du jour, à 6h. Là, il rencontre un paysan qui lui parle d’une petite fille : « Mon espagnol n’étant pas parfait, je ne comprenais pas tout, je ne savais pas si la petite fille avait besoin d’aide ou non. Il m’a guidé vers elle . » La fillette est alors entourée de trois ou quatre sauveteurs.
Se souvenir de son courage
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Frank Fournier, "la petite colombienne"
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Cette photo, ce n’est pas moi qui l’ai prise c’est elle qui me l'a donnée. C’était son regard, je ne faisais que tenir l’appareil. Je pense à elle et à d’autres gens qui étaient là. Dans ce genre de situation, il y a un silence énorme, vous n’entendez pas un bruit d’animal. Vous entendez des cris de gens qui veulent être sauvés et que vous ne pouvez pas les atteindre (...)
Sur place, les journalistes s’entraident et l’ambiance n’est pas à la concurrence. Une certaine solidarité s’établit : « Le photographe Eric Bouvet était à mes côtés. Non seulement, il m’a donné des films vierges, mais en plus il m’a ramené les films dans l’avion, jusqu’à Paris, à mon agence. On voulait tous que la catastrophe soit rapportée au mieux. Plus il y avait de documents à montrer, mieux c’était pour tout le monde. »
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La responsabilité des politiques
Le photographe continue son récit : « Je ne voulais pas quitter cette petite fille. Je suis resté jusqu’à sa mort, à 9h16. Je suis resté 3h avec elle. » Pourquoi ne pas l’avoir sauvée ? Frank Fournier, fils de chirurgien, s’explique : « Il faut comprendre que quand il y a ce genre d’accidents, sortir quelqu’un qui est coincé est pratiquement impossible. Non seulement, il faut des grues ou des bulldozers pour soulever les murs, mais il faut surtout des équipes médicales et de sauvetage très compétentes : pour Omayra, le pan du mur qui la coinçait était comme un garrot et lui bloquait le sang. Quand vous le soulevez, le sang n’est pas ré-oxygéné et devient toxique. Beaucoup de gens sortis trop rapidement des décombres, y restent. » Conscient de la polémique que sa photographie a entraîné, le photographe répond :
C’est très important que cette image et d’autres aient été faites : grâce à elles, le gouvernement colombien a réalisé sa responsabilité et son devoir. Nous voulions montrer l’irresponsabilité des élus, des militaires et des religieux qui ont tous fui devant leur responsabilité.