"Gilets jaunes" : y a t-il des dossiers de violences policières bloqués par l’appareil judiciaire ?
Par Emmanuel Leclère
Presque six mois après le début du mouvement des "gilets jaunes", alors que les plaintes se sont multipliées après les 1er et 8 décembre 2018 principalement pour des accusations de violences policières, aucune des enquêtes judiciaires ouvertes n’a pour l’instant débouché sur des poursuites d’agents devant un tribunal.
Cela fait bientôt six mois que le mouvement des "gilets jaunes" a débuté. Depuis le début du mois de décembre, le nombre de plaintes pour violences policières se sont multipliées. Les enquêtes sont bien ouvertes, mais sont-elles suivies, dans les faits, de poursuites judiciaires ? À ce jour, l’Inspection générale de la Police nationale est effectivement en charge de 229 enquêtes liées d'abord aux manifestations de "gilets jaunes" mais aussi aux rassemblements lycéens et aux incidents du 1er-Mai dernier.
Au total, une dizaine d'affaires sont déjà entre les mains de juges d'instruction pour des investigations plus poussées. Cinquante-neuf enquêtes ont déjà été bouclées par la "police des polices" et les dossiers ont été transmis aux parquets des Tribunaux de grande instance en vue d’ouverture d’information judiciaire avec nomination de juges d’instruction. Il peut s’ensuivre alors un classement sans suite ou bien un renvoi des suspects devant un Tribunal correctionnel. Mais pour l’instant, aucune des juridictions concernées n’aurait encore pris de décision.
Des enquêtes qui "prennent un peu de temps" selon Christophe Castaner
Interrogé sur franceinfo fin avril, le ministre de l’Intérieur assure que beaucoup de ces enquêtes ne sont pas encore terminées. "Ce sont des enquêtes judiciaires, elles prennent un peu de temps", répond Christophe Castaner. "C’est totalement intolérable" réplique, agacé, Arié Alimi, conseil d’une dizaine de victimes ayant porté plainte et avocat de la Ligue des droits de l’Homme.
"Quand un manifestant commet des violences sur des policiers, il est jugé et condamné parfois à de la prison en 48 heures. On ne peut pas comprendre que des policiers ne puissent être jugés pour des violences sur des manifestants" poursuit l'avocat. "Vous avez des personnes qui n'ont plus de métier, qui sont dans une situation financière intolérable et qui n’obtiennent pas justice parce que vous avez une justice qui refuse quelquefois d’enquêter ou de juger des personnes qui sont des fonctionnaires de police et qui font partie de l’institution judiciaire. Il y a un véritable étouffement organisé".
Je défends des personnes qui ont perdu un œil ou une main, avec une grenade par exemple
L’avocat parisien dénonce des "entraves systématiques", des retards qui lui semblent "inexplicables"... à moins d’y voir une volonté délibérée de ne pas faire aboutir certaines procédures. Arié Alimi affirme devoir mener un combat juridique de tous les instants pour obtenir des ouvertures d’instruction criminelle.
Dans ces cas-là, les victimes sont censées avoir le droit de saisir directement la doyenne des juges d’instruction de chaque Tribunal de grande instance. Il s’agit alors d’une plainte avec constitution de partie civile en vue d’une ouverture d’une information judiciaire avec nomination d’un juge d’instruction indépendant.
"Éviter les enquêtes", "seul but" de l'institution judiciaire selon Arié Alimi
Selon Maître Alimi, "on a, à Paris, une doyenne des juges d’instruction qui depuis plusieurs mois met tout en œuvre pour éviter que des instructions criminelles ne s’ouvrent. Par exemple, en fixant des consignations. C’est la somme, élevée, qu’on doit payer pour faire ouvrir une instruction criminelle, alors que ce sont des gens qui n’ont pas beaucoup d’argent. J’ai une personne qui doit payer 300 euros et qui ne peut pas et donc son enquête ne s’ouvre pas !"
Et l’avocat de poursuivre ses accusations : "Quand on demande l’aide juridictionnelle, on a des décisions qui font que l’aide juridictionnelle n’est pas attribuée parce que l’instruction n’est pas ouverte. Donc c’est complètement illégal ! Quand je dis qu’on a une attitude illégale de la part de l’institution judiciaire, je pèse mes mots. C’est dans le seul but d’éviter que des enquêtes soient ouvertes et qu’il y ait des poursuites contre les fonctionnaires de police ou de gendarmerie".
L'IGPN trop saisie et trop vite ?
La fréquence de la saisie de l’IGPN est l’une des explications avancées pour expliquer la lenteur des procédures. On l’a vu ces derniers mois, à chaque soupçon de violence policière, les procureurs ont ainsi saisi l’Inspection générale de la police nationale. "On est une inspection générale, certaines infractions présumées constatées auraient très bien pu être confiées à d’autres services, comme la Police judiciaire, quand ce sont des CRS ou des gardiens de la paix des Sûretés départementales qui sont concernés", explique un enquêteur de la "police des polices" à France Inter. Il pointe du doigt cette pratique : "L’IGPN a obtenu quelques renforts ces dernières semaines mais il y a eu très clairement un embouteillage au début de l’année."
Trop vite ou trop tard : la saisie de l’IGPN suscite des questions dans les deux cas. À Toulon, un commandant divisionnaire a été filmé en train de mettre des coups de poing à un manifestant pourtant maîtrisé par ses collègues et à Nice, Geneviève Legay, une manifestante retraitée, a été poussée par un policier et blessée à la tête. Là, les procureurs ont par exemple tardé à saisir l’IGPN. Ils ont alors été accusés de vouloir protéger les agents et les services de police concernés.
À Toulon, il a fallu que le préfet ouvre une enquête administrative pour que le procureur, décide finalement d’ouvrir une information judiciaire avec la nomination d’un juge d’instruction. L’enquête devrait durer plusieurs mois.
Absence de preuves, non-dénonciation : des enquêtes compliquées
Une fois que l’enquête est ouverte, encore faut-il qu’elle donne des résultats. Or, pour certains dossiers manifestement sensibles, les investigations rencontrent des ralentissements. Dans l’affaire du Burger King à Paris, le 1er décembre 2018, des policiers ont frappé à terre, avec des matraques télescopiques, des manifestants qui étaient maîtrisés et qui n’ont pas été interpellés par la suite.
Dans ce cas précis, la "police des polices" a dû attendre de longues semaines avant que la hiérarchie CRS, qui se trouve pourtant dans les mêmes bâtiments du XIIe arrondissement de Paris, ne donne des précisions quant aux auteurs présumés des coups.
Selon les informations recueillies par France Inter, l’enquête est également très compliquée pour retracer les conditions du décès en décembre dernier de Zineb Redouane à Marseille, alors que cette femme âgée de 80 ans avait reçu une grenade en plein visage au quatrième étage sur le balcon de son appartement. Pourtant pérée en urgence, elle est morte à l’hôpital.
À l’époque, le procureur de la République de Marseille, Xavier Tarabeux, avait déclaré qu’elle avait été "victime d'un arrêt cardiaque sur la table d'opération" et l'autopsie avait révélé que le "choc facial n'était pas la cause du décès". Alors qu’une information judiciaire avait été ouverte pour déterminer les causes de la mort et que l’Inspection générale de la police nationale avait été saisie : ce n’est que très récemment que l’auteur présumé du tir a été identifié.
Des plaintes en ligne "difficiles à déposer" ?
La dernière affaire en date est celle de Maria, une jeune femme gravement blessée à la tête le 8 décembre à Marseille, dont la situation a notamment été révélée par Médiapart. La jeune femme de 19 ans porte encore les stigmates d’un coup à la tête avec une large cicatrice sur le côté du crâne.
Son avocat, Brice Grazzini, cité par L’Obs, estime que "les plaintes [en ligne auprès de l’IGPN] sont difficiles à déposer". Quatre mois après les faits, il a saisi directement le procureur qui a ouvert une enquête préliminaire. Pourtant, selon nos informations, la victime avait bien saisi initialement la plateforme de signalement de l’IGPN mais la démarche informatique n’aurait pas été validée car restée inachevée.
"Il n’y a jamais eu d’accusé de réception", selon une source proche du dossier. La jeune femme a finalement été entendue par l’IGPN, jeudi 2 mai. Un peu trop tard : comme les vidéos ne sont conservées que quinze jours, il risque d’être difficile de prouver quoi que ce soit, comme le raconte un connaisseur de l'affaire. Sa blessure ne correspond pas à un coup de matraque classique, poursuit cette même source. "Il y a peu de chance d’aboutir. Elle ne se souvient que des chaussures de l’agent qui l’aurait violemment frappée", confie un enquêteur.
Sur les 229 dossiers actuellement en cours à l’IGPN, 143 dépendent du seul parquet de Paris. Selon nos confrères de L’Obs, sur les 290 plaintes déposées au total, 92 le sont pour des blessures liées à des tirs de LBD, 37 pour des grenades et 41 pour des coups de matraque.