Iguanes, bowling et comparution de terroriste : j'ai passé cinq jours à Guantánamo
Par Grégory PhilippsOuverte en 2002 à la pointe sud-est de Cuba par l’administration Bush fils, la prison de Guantánamo héberge 40 prisonniers, surveillés par 1 800 militaires américains et 200 civils. Grégory Philipps, le correspondant de France Inter aux États-Unis, a passé cinq jours en immersion dans cette enclave coupée du monde.
Après plusieurs semaines de négociations avec le département de la Défense, j’obtiens le feu vert pour me rendre à Guantánamo. Cette semaine je dois assister à la comparution de Majid Khan, l’un des quarante hommes encore détenus là-bas. Âgé de 39 ans, l’homme est arrêté en mars 2003 au Pakistan. Puis il est détenu pendant trois ans dans une prison secrète de la CIA, où il est torturé, avant d’être incarcéré à Guantánamo en septembre 2006. Six ans plus tard, en 2012, Khan plaide coupable d’avoir servi de porte-valise à Al-Quaida, et d’avoir planifié un attentat contre le président pakistanais Pervez Musharraf. Les audiences de Majid Khan, préparatoires au prononcé de sa peine, vont (un peu) rythmer la semaine.
En attendant, le départ est fixé ce lundi de novembre à 10 heures du matin, depuis la base militaire d’Andrews, en banlieue de Washington.
DAY 1 - Avec une journaliste qui a fait 600 aller-retours à Guantánamo
Ciel gris. Le département de la Défense a affrété un Boeing 767 de la compagnie aérienne privée Atlas Airlines. Dans l’avion, on repère ceux qui participeront aux audiences des prochains jours : le juge militaire Douglas Watkins, l’équipe du procureur, les avocats (militaires et civils) de Khan. D’autres "defense teams" qui vont rendre visite à leurs clients. Au fond de l’appareil, la journaliste du New York Times Carol Rosenberg qui couvre Guantánamo quasiment depuis l’ouverture du camp, et qui ne compte plus ses allers-retours dans la baie ("peut-être 600"). On croise aussi quelques personnels militaires et civils qui vivent et travaillent sur la base, parfois accompagnés d’enfants. En vérité, les 200 sièges de l’appareil sont loin d'être tous occupés.
La radio publique NPR, a dans un article récent, estimé que chacun de ces voyages en avion coûtait au contribuable américain 180 000 dollars. L’inconvénient d’un tribunal militaire installé à 700 kilomètres des côtes de Floride, et à 3 h 30 de vol de la capitale fédérale américaine…
En arrivant, étant assis à la droite de l’appareil, je peux apercevoir la prison. Une fois au sol, la température est tropicale, caribéenne. À la sortie de l’aéroport, il faut présenter une pièce d’identité ainsi que l’ordre de mission délivré par le commandement militaire du camp. Puis un ferry vous fait traverser la baie en quelques minutes. Nous voici à Camp Justice.
Première étape, récupérer son badge d’identification à porter sur soi en toutes circonstances. Direction ensuite le campement, où séjournent les médias et les organisations non gouvernementales venues en tant qu’observatrices.
Une dizaine de tentes militaires sont alignées derrière un hangar abandonné à proximité de Camp Justice. Cette semaine, le campement est quasi désert : deux reporters, une dizaine de membres d’ONG et c’est tout. Alors chacun occupe une tente, le plus loin possible des latrines et des douches.
Pour dîner, on trouve sur la base, le "mess", le réfectoire des militaires (imbattable, le Galley propose un menu complet à 4,85 dollars), deux fast-foods (McDonald’s et Subway), un pub irlandais (le O’Kellys), un restaurant plus chic (le Bayview). Mais il n’y pas grand monde dans ces établissements. Les 1 800 soldats en charge de la surveillance du centre de détention et les 4 000 employés militaires et civils de la base dînent chez eux. La nuit tombe tôt à Guantánamo.
À 19 h 30, on ne croise plus grand-monde sur la base, à l’exception de... deux iguanes. Dans le campement de toile réservé à la presse et aux ONG, le bruit des générateurs électriques est continu, et la lumière dans les tentes reste allumée toute la nuit.
DAY 2 - L'audience du jour, suivie avec un décalage d'une minute, pour couper les propos classés défense
Le soleil est levé depuis longtemps sur l’est de Cuba, et à 8 heures du matin précises, résonne dans tout le camp "The Star-Spangled Banner", l’hymne américain. Tout s’arrête pendant une cinquantaine de secondes, les haut-parleurs crachotent un peu et les soldats, où qu’ils se trouvent, se mettent au garde-à-vous.
En prévision de l’audience prévue plus tard dans la journée, les abords de Camp Justice sont peu à peu fermés. Le tribunal est cerné de barrières, de barbelés et de plusieurs miradors que l’on installe à chaque fois que le tribunal militaire se réunit. Tous les dix mètres, un panneau prévient : "No photography". Partout à Guantánamo, des panneaux viendront me rappeler ce qu’il est permis de photographier, et ce qui ne l’est pas (les éoliennes, les dépôts d’essence, les abords du centre de détention). Pour entrer dans l’enceinte du tribunal, il faut passer deux contrôles de sécurité, puis emprunter un long corridor de barbelés jusqu’à la salle proprement dite.
Devant la porte où patientent les ONG, l’équipe du procureur et les avocats de la défense, un panneau rouge rappelle qu’aucun propos classé confidentiel défense ne peut être tenu dans cette zone.
On pénètre à l’intérieur de la salle du tribunal, là où devrait se tenir le procès des commanditaires des attentats du 11-Septembre, Khalid Sheikh Mohammed et quatre de ses complices - si le procès a lieu un jour, ce dont tout le monde semble douter ici. Il est en tout cas prévu dans un peu plus d'un an, le 11 janvier 2021. En attendant, on suit l’audience du jour derrière une vitre, mais le son de chacune des interventions est décalé d’une minute pour couper des propos éventuellement classés défense. Le juge militaire peut faire évacuer la salle de presse s’il juge que certaines parties des débats doivent rester confidentielles.
C’est le juge militaire Douglas Watkins, un Texan, qui dirige les débats. Au-dessus de lui, les couleurs de chacune des armées américaines : US Army, US Navy, Marines, US Air Force et Coast Guards. Face au juge, sur sa droite, la défense de l’accusé. Majid Khan assiste à la commission, vêtu d’un costume noir (à l’occidentale) et d’une cravate rouge. Il tient dans sa main droite un chapelet musulman et est entouré de ses avocats (dont l’un est un militaire). À gauche du juge : le procureur militaire, assisté de trois collègues.
Un soldat lit à l'assemblée les règles de la Cour militaire. Pas de bruit, aucun commentaire, pas de geste déplacé, il faut cacher son badge d’identification pour ne pas être reconnu par l’accusé.
L’audience du jour dure un peu plus de deux heures. La défense de Khan, qui a plaidé coupable en 2012, souhaite qu'avant le prononcé de la sentence (qui n’aura sans doute pas lieu avant encore plusieurs mois), ses trois années de tortures dans les prisons secrètes de la CIA soient prises en compte. "Je suppose qu’il lui est arrivé des choses graves", note le juge militaire Watkins. Fin de l’audience.
À 17 h 30, les haut-parleurs de la base signalent la fin de la journée, et l’on descend le drapeau américain de son mât. C’est l’occasion de faire un tour rapide de la ville de Guantánamo, "downtown". Un supermarché, un magasin de souvenirs, un gymnase ouvert 24 heures sur 24, un cinéma en plein air qui met à l'affiche cette semaine "Rambo", "Zombieland", "Terminator", et "Maléfique 2".
Dans les rues peu éclairées de la base, je remarque que les décors de Noël (ainsi que deux sapins artificiels) sont déjà mis en place. Ce soir, mon chaperon (l’officier chargé d'accompagner les journalistes) préfère aller dîner au "mess" des officiers. Moins cher, mais moins bon que le pub irlandais. 20 heures : extinction des feux.
DAY 3 - Dîner mexicain au bowling de la base navale
Dans le petit centre de presse climatisé à proximité du tribunal, je prends un café matinal avec le major James Valentine, avocat militaire qui défend deux des 40 hommes encore détenus à Guantánamo : l’Indonésien Hambali (ancien commandant militaire de l’organisation terroriste Jeemah Islamyah) et l’Afghan Muhammad Rahim. James Valentine vient une fois par mois à Guantánamo s’entretenir avec ses clients. Hier, on lui a refusé l’accès à Hambali. Il espère voir Rahim avant la fin de la semaine.
L’audience du jour pour Majid Khan débute à 13 heures. Elle est plus courte et porte aujourd'hui sur la possibilité ou non pour la défense de faire témoigner des agents de la CIA, afin d'évoquer les tortures subies par l’accusé entre 2003 et 2006. Le juge met sa décision en délibéré. La séquence aura duré moins d’une heure. L’équipe de cinq personnes qui défend Khan (menée par l’avocat Wells Dixon, du Center for Constitutional Rights) est bloquée à Guantánamo jusqu’au prochain avion, vendredi. Elle dort dans un immeuble un peu éloigné, qui accueille aussi l’équipe du procureur militaire et, lorsqu'elles le souhaitent, les familles de victimes du 11-Septembre qui viennent assister aux audiences. Plus loin, avec vue sur mer, la maison du commandant de la base. Encore plus loin, la prison où sont incarcérés les 40 détenus de Guantánamo. Le Camp 7 abrite les 14 prisonniers les plus sensibles.
La dernière fois qu’une poignée de journalistes a pu pénétrer à l’intérieur du centre de détention et questionner son commandant, c’était en avril de cette année.
Ce soir, mon chaperon m’emmène dîner mexicain au bowling de la base navale. Des marins de l’US Navy sirotent quelques bières. Les écrans télé diffusent les images du jour à Washington : les auditions devant le Congrès sur l’enquête en impeachment du président Trump.
DAY 4 - Le Camp X Ray, aujourd'hui abandonné, où la torture a été pratiquée
Ce jeudi, l'audience du jour, "États-Unis contre Majid Khan", est fermée à la presse, classée secret défense. Je n'ai rien d’autre à faire que de sillonner en voiture ce bout de territoire américain de 110 kilomètres carrés, loué par Cuba aux États-Unis en 1903 et jamais rendu par les Américains, malgré la révolution castriste, malgré le bras de fer juridique qui s’en est suivi et oppose depuis La Havane à Washington.
Depuis, la base américaine de Guantánamo vit en parfaite autonomie. Aucun échange avec Cuba. Toute la nourriture, le moindre matériel (générateurs, ordinateurs, voitures) arrive des États-Unis. D’ailleurs, sur le port, des dockers (essentiellement des Philippins et des Jamaïcains employés par des sociétés privées) sont occupés à décharger les centaines de containers d’une énorme barge qui arrive deux fois par mois de Floride. Une fois par semaine, un avion-cargo apporte fruits, légumes et produits frais. Sur le poste de l’auto, on capte les programmes de la radio cubaine, mais aussi ceux de Radio Gtmo, la radio militaire US qui diffuse ici en AM et en FM. Son slogan : "Rockin’ in Fidel’s backyard". Les émissions sont animées par des soldats.
La radio existe depuis les années 50 et abrite encore une collection de vinyles un peu poussiéreux. Il paraît qu’en fouillant un peu, on peut y trouver des éditions originales des premiers 33-tours des Beatles, ou des Beach Boys.
En roulant vers l’infranchissable barrière avec Cuba, avec qui la base américaine partage 28 kilomètres de frontière, on aperçoit sur la droite le Camp X Ray, le premier à avoir accueilli des détenus, en 2002. Aujourd’hui désaffectés, les baraquements et les miradors sont recouverts de végétation. Mais il a été décidé de laisser le site en l’état. Pour les organisations de défense des droits de l’Homme, c’est une scène de crimes où la torture a été pratiquée sans doute jusqu’en 2009, année où laquelle l’administration Obama officialise l’interdiction de la torture par les troupes américaines. Impossible de s’arrêter, ni de prendre en photo les vestiges du camp. Nous rebroussons chemin. Sur notre route : l’hôpital, une école en construction prévue pour accueillir jusqu’à 275 enfants, la chapelle catholique, un camp de caravanes et de baraquements où vivent les travailleurs étrangers salariés par les "contractors" privés, une plage, un site de plongée sous-marine, un golf neuf trous, et enfin le phare de la baie de Guantánamo qui abrite aussi un petit musée.
À Camp Justice, le tribunal militaire en a terminé avec l’audience du jour. Le dispositif de sécurité autour de l’enceinte est allégé. La prochaine commission militaire n’est pas prévue avant décembre. La justice avance lentement à Guantánamo. Il y a cinq ans, le bureau des commissions s’en était même inquiété. Pour toute l’année 2014, il n’y avait eu que 33 audiences. À ce rythme peu soutenu, chaque heure d’audience avait coûté cette année-là environ 700 000 dollars au contribuable américain.
En 18 années d’existence, un seul détenu a été condamné. Les autres sont là, sans charge, ou en attente d’un procès. Six de ces prisonniers risquent la peine de mort.
Depuis son ouverture, le gouvernement américain a dépensé six milliards de dollars pour ce centre de détention (environ 380 millions par an), sans compter les salaires des militaires et des civils affectés uniquement à la base. Au printemps dernier, le Pentagone estimait que la prison de Guantánamo devrait sans doute continuer à fonctionner pendant encore au moins 25 ans.
Ce soir, dîner à 18 heures.
DAY 5 - Tout le monde se croise mais personne ne se parle
À 10 heures du matin, le ferry ramène tout le monde de l’autre côté de la baie, où se trouve l’aéroport de la base. Sur le quai, sous un soleil de plomb, quelques militaires viennent saluer le départ d’un collègue, d’un ami ou d’une connaissance.
Ici, le turn-over est important : les soldats affectés à la surveillance de la prison ne restent jamais plus de neuf mois.
La traversée ne dure que quelques minutes, puis l’on se retrouve dans le restaurant de l’aéroport. Le juge Watkins et ses deux assistants déjeunent à une table, la défense de Khan à une autre. Plus loin, l’équipe du procureur. Tout le monde se croise ici, mais évidemment, les différentes parties ne s’adressent pas la parole. Deux avions sont annoncés pour l’après-midi : le "rotator", qui assure une liaison quotidienne entre Guantánamo et Jacksonville en Floride, et le 767 que nous avons emprunté à l'aller, pour les avocats et ceux qui ont participé aux commissions militaires de la semaine. Cet appareil devait décoller à 13 heures, il est retardé et ne part finalement pas avant 21 heures.
Le temps passe très lentement à Guantánamo.