"Ils ne me parlent plus" : ces familles russes qui se déchirent sur la guerre en Ukraine

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"Ils ne me parlent plus" : ces familles russes qui se déchirent sur la guerre en Ukraine

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Dans le centre de Moscou
Dans le centre de Moscou
© AFP -

La guerre en Ukraine creuse un profond fossé au sein de la société russe. D'un côté ceux qui sont abreuvés par la propagande officielle, persuadés que l'armée combat des nazis. De l'autre, ceux qui s’informent autrement et dénoncent la guerre. Une fracture générationnelle qui traverse les familles et sépare les amis.

Il faut aller à une quarantaine de kilomètres de Moscou dans un petit village pour retrouver l'écrivaine russe Maryana Reibo. Elle ne pouvait plus cohabiter avec sa grand-mère qui lui serine à longueur de journée la propagande russe sur l’opération spéciale en Ukraine. Car pour sa grand-mère, le doute n’est pas permis. Les Russes sont allés sauver leurs frères. "Ma grand-mère croit la propagande du gouvernement. Elle me parle des nazis ukrainiens", raconte Maryana Reibo. "Mon grand-père est revenu de la Seconde guerre mondiale la poitrine recouverte de médailles. Pour cette génération, la Russie est toujours le vainqueur qui libère le monde des nazis. Ils ne peuvent croire que la Russie soit l’agresseur."

Maryana Reibo s'est isolée dans sa datcha, pour échapper aux discours de propagande de sa famille sur la guerre en Ukraine
Maryana Reibo s'est isolée dans sa datcha, pour échapper aux discours de propagande de sa famille sur la guerre en Ukraine
© Radio France - Marie-Pierre Vérot

"Beaucoup de mes collègues sont convaincus que l'Otan s'apprêtait à envahir la Russie"

Depuis le 24 février et le début de l'invasion de l'Ukraine ordonnée par Vladimir Poutine, la société russe est en proie à un déni immense. Impossible de se voir comme le peuple qui commet de telles horreurs. 

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Ainsi, Elena (c’est un nom d’emprunt) a perdu, nous dit-elle, de nombreux amis ces dernières semaines. Elle travaille comme responsable commerciale pour une grande entreprise internationale qui a aujourd’hui suspendu ses opérations en Russie. Ces dernières semaines, elle avait du mal à se rendre au travail. "Mes collègues, ce sont des trentenaires, des gens intelligents, éduqués, qui ont un MBA, qui travaillent pour une grande entreprise étrangère, et pourtant beaucoup sont convaincus que l’OTAN s’apprêtait à envahir la Russie pour la détruire! Et qu’il fallait intervenir en Ukraine." Elena ne perd pas l’espoir de les convaincre… Pour sa famille, c’est sans doute trop tard. Celle-ci a déjà explosé. Elena accepte de poser pour nous le visage caché par un masque, par crainte de poursuites, 

La famille de Elena se déchire sur le conflit en Ukraine
La famille de Elena se déchire sur le conflit en Ukraine
© Radio France - Marie-Pierre Vérot

"Mon grand père pense que cette opération est une réussite et que nous avons raison d’intervenir", raconte-t-elle sur un ton de fausse légèreté. "Ma grand-mère pense que ce sont des nazis que nous sommes allés combattre, que la guerre est horrible et les sanctions économiques aussi. Ma mère pense que, oui l’on détruit le pays, et qu’il est grand temps de se cacher sous la table et de la fermer, mon père est un dissident... Et ils ne se parlent plus entre eux et ne me parlent plus non plus car ils ne sont pas d’accord avec moi ! C’est douloureux, d’autant que nous avons de la famille en Ukraine. J’ai un grand-père ukrainien."

Comme Elena, des millions de Russes ont des parents, des amis en Ukraine, c’est une nation sœur. D’où la schizophrénie qui s’est emparée du pays. "Il vaut mieux détourner le regard, se convaincre que ce que l’on fait est bien", pense Elena. "Sinon nous tomberions dans un puits sans fond". On comprend mieux l’ardeur du pouvoir à écraser tout discours contraire. Elena est sûre que le mur finira par se fissurer. Mais pour l’heure, même ceux qui écrivent depuis l’Ukraine à leurs proches en en Russie ne parviennent pas toujours à les convaincre. 

Maria a lu les tchats d’une partie de sa famille de Saint-Pétersbourg avec une autre qui habitait Kharkiv et s’est réfugiée à Lviv. "Ceux de Saint Petersbourg ont écrit dans le tchat familial : 'Pourquoi fuyez-vous ? Les Russes vont venir vous libérer'. Ceux de Kharkiv ont répondu : 'Mais nous libérer de quoi? De la vie ?' Puis leur appartement de Kharkiv a été bombardé. Alors ceux de Saint-Pétersbourg leur ont écrit : "C’est la faute de l’OTAN et des nazis ukrainiens, l’OTAN a forcé Poutine à faire cela.' Voilà c’est leur logique."

Dans une réalité parallèle

Une partie de la société russe semble vivre dans cette réalité parallèle, incapable de communiquer même avec les plus proches. Eliza n’ose quant à elle plus parler avec ses amis. "J’ai même une amie proche qui défend la guerre !", s'exclame-t-elle, Certains se sentent orphelins, ils ont perdu leurs parents qui les insultent parce qu’ils pensent différemment.

"J’ai l’impression de vivre ce que l’on a vécu dans les années 30 en Allemagne. Chacun épie chacun, il y a des lettres de dénonciation à la police. On n’ose plus parler même avec ceux que l’on pensait être des proches**.** Moi, je ne parle plus qu’avec les amis de l’étranger. Pourvu qu’ils ne coupent pas internet… C’est ma ligne de survie.

Un canal de communication essentiel pour les Russes qui "résistent" et redoutent désormais plus que tout que leur pays ne rejoigne le camp des États totalitaires, aux côtés de la Corée du Nord.