"Ils négocient mais avec leur kalachnikov" : un Ukrainien raconte l'occupation de Tchernobyl par les Russes
Par Camille Magnard
Pendant plus d'un mois, la centrale nucléaire de Tchernobyl a été occupée par l'armée russe. Les troupes sont finalement reparties au début du mois d'avril. Afin de comprendre ce qu'il s'est passé, France Inter a rencontré un ingénieur ukrainien qui a vécu cette occupation.
Que s’est-il passé dans la centrale nucléaire ukrainienne de Tchernobyl, quand celle-ci a été occupée pendant 35 jours par l’armée russe ? A l’époque, l’Ukraine avait dit sa crainte de voir les Russes provoquer une catastrophe nucléaire aux conséquences tragiques pour toute l’Europe. Finalement elle n’a pas eu lieu… en bonne partie grâce aux employés de Tchernobyl qui ont assuré la sûreté de la centrale malgré l’occupation russe.
L'un d'entre eux, que France Inter a pu rencontrer, s'appelle Valeriy Semionov. La cinquantaine dont trente années de travail à Tchernobyl. Il est l’ingénieur principal chargé de la sûreté nucléaire. Comme 120 collègues il s’est retrouvé piégé par l’arrivée des troupes russes, dès les premières heures de l’invasion. "Le 23 février à 20h45, j’ai pris mon poste pour douze heures comme d’habitude… et je ne l’ai pas quitté avant 45 jours !", raconte-t-il.
Composer avec l'occupant
"Le 24 février", poursuit-il, "vers 17 heures, j’ai remarqué sur mes caméras de surveillance des nuages de fumées, et j’ai compris qu’ils ne pouvaient avoir été soulevés que par des véhicules militaires qui arrivaient très vite, par la route de Pripyat", précise Valeriy. "Il y avait deux engins de transports de troupes, des camions et un tank dont sont descendus des soldats russes."
Les forces ukrainiennes chargées de défendre la centrale seront prises de court. Commence alors une cohabitation où tout sera âprement négocié entre Russes et Ukrainiens ? Les Russes imposent leurs gardes pour sécuriser la zone, mais acceptent que le personnel ukrainien reste aux commandes de la centrale. Jusqu’au jour où la situation se tend : des combats aux alentours ont endommagé le réseau électrique qui alimente Tchernobyl. Or, la centrale a besoin d’être constamment refroidie par des générateurs de secours au diesel et le stock de carburant ne suffit que pour une seule journée.
"Alors on a dit aux Russes : vous nous occupez, donc c’est à vous de gérer ce problème ! Le premier jour, ils ont ramené quatre citernes de diesel. Sauf qu’on leur a précisé qu’on avait besoin de 27 tonnes par jour… Alors au bout du quatrième jour sans électricité, ils nous ont posé un ultimatum : ou bien on acceptait de raccorder la centrale sur le réseau électrique biélorusse, ou bien ils arrêtaient les approvisionnements. On a été obligés d’accepter. Vous savez, ils négociaient… mais avec une main sur leur kalachnikov", raconte-t-il.
45 jours dans la zone interdite
Valeriy en est sûr : le diesel livré par les Russes venait de leurs troupes qui avançaient vers Kiev et ont été retardées par la pénurie de carburant. Les agents de Tchernobyl ont-ils indirectement sauvé la capitale ? En tous cas, ils ont évité le pire à leur centrale… en acceptant de trouver des compromis avec l’ennemi, même si ça n’a pas plu à tout le monde.
"J’avais une médaille, avec un drapeau ukrainien, mes parents l’avaient reçue pour les 30 ans de la liquidation de la catastrophe de Tchernobyl à laquelle ils avaient participé. Je la portais, même devant les occupants russes. Mais un jour des collègues ukrainiens sont venus, ils me l’ont arrachée et l’ont détruite", relate Valeriy. "Des patriotes de salon, qui me traitaient de collabo, parce que j’avais accepté de trouver des compromis avec les Russes pour sauver la centrale."
Après ces 45 jours de suite dans la zone interdite, ce dernier doit subir une batterie d’examens médicaux. Lui, assure ne pas craindre pour sa santé et se tient prêt à reprendre du service.