"Ils ont trahi leurs promesses" : en Tunisie, le parti islamo-conservateur Ennahdha mis sur la touche
Par Marie-Pierre Vérot
Après des mois de conflit ouvert avec Ennahdha, le président tunisien a pris le pouvoir dimanche dernier et suspendu le Parlement pour un mois. Le parti islamo-conservateur, majoritaire à l'Assemblée, crie au coup d'État, mais rencontre une hostilité de plus en plus forte au sein de la population.
Le siège du parti Ennahdha à Tunis est gardé comme une forteresse. Dimanche dernier, ses bureaux ont été saccagés dans plusieurs villes du pays par une foule en colère devant le blocage politique et les ravages de la pandémie. Les manifestants réclamaient la dissolution du Parlement. Dans la soirée, le présidant en gelait les activités, et renvoyait son gouvernement. Immédiatement Ennahdha, dont le chef Ghannouchi préside le Parlement, a dénoncé un coup d’État et appelé ses partisans à se mobiliser. Mais les islamo-conservateurs ont finalement décidé de calmer le jeu. "Nos membres sont prêts à descendre dans les rues pour protéger la démocratie et la liberté. Mais le plus important est d'engager un dialogue afin de former un nouveau gouvernement solide", explique Maha responsable des adhésions.
Un million de voix perdues
Ennahdha joue donc la carte du dialogue avec le président Kaïs Saëd. Il faut dire que le parti ne semble plus avoir les moyens d’engager un bras de fer avec le chef de l’État. Ses partisans se sont très peu mobilisés dimanche dernier. Même dans ses bastions, comme Kram ouest, non loin de la Goulette, il ne fait plus recette. "On ne vote plus pour Ennahdha, ici", assure Hedi le vendeur de pastèque de la rue principale. "On a voté mais c’est fini. Ils ont fait des promesses et nous ont trahis. Personne ici ne les aime plus."
Dans ce quartier pourtant présenté comme pro-Ennahdha, il est difficile de trouver une voix pour regretter la mise sur la touche du parti. Le vendeur de pizzas dénonce les achats de voix, le monopole sur les denrées comme l’huile dont le prix a triplé, les postes donnés à des incompétents... En 10 ans, les rangs des électeurs ont peu à peu fondu. Le parti a perdu près d’un million de voix.

Sur un meuble de guingois posé sur le trottoir, Cherifa vend "quelques bricoles", comme elle dit, afin d’aider ses trois fils sans travail. Des tasses dépareillées, un tableau de La Mecque… "J’avoue que j’ai voté Ennahdha parce que je suis croyante. J’espérais que le chômage baisserait mais la situation n’a fait qu’empirer." Derrière son étal de pêches et d’amandes fraîches, Sissam approuve. "Nos jeunes sont perdus et la plupart sont partis car nos politiques ont volé et anéanti les richesses de notre pays. Les jeunes tentent de fuir par la mer, ou se réfugient dans les drogues. Ils n’ont plus d’avenir."
Nous voulons que quelqu’un nous aide un peu et nous sauve. Nous mettons tous nos espoirs dans le président actuel et nous avons un peu peur car s’il nous laisse tomber, nous sommes foutus.
"Usure du pouvoir", "erreurs" et "compromissions"
Plusieurs raisons expliquent cette chute dans les cœurs des Tunisiens, selon le politologue Selim Kharrat. "Il y a l'usure classique du pouvoir, mais aussi énormément d'erreurs commises par l'état major d'Ennahdha et de compromissions. Pour assurer sa pérennité et son existence sur la scène politique, Ennahdha a dû finalement adopter le même système contre lequel les Tunisiens se sont révoltés il y a une dizaine d'années : corruption, de favoritisme, de népotisme qui entachent forcément l'image du parti et de ses responsables, sans que la justice n’ait fait son travail."
Nidhal Battini, militant d’Ennahda et conseiller du parti, a conscience des errements de son parti, mais il estime que celui-ci ne doit pas porter seul le chapeau de tous les maux du pays et préfère pointer les risques que court la démocratie tunisienne depuis le dimanche 25 juillet. "Ce qui est grave, c'est de voir le Parlement encerclé par les militaires. La priorité, c'est de calmer les esprits en Tunisie, de ne plus voir des militaires dans les rues et de revoir le Parlement ouvert. Il n'y a pas de démocratie sans Parlement qui fonctionne. On ne peut pas parler de démocratie."
Ce militant et conseiller plaide pour qu’Ennahdha trouve un accord avec le chef de l’État pour un nouveau gouvernement en raison de l’urgence. "Il faut faire attention aux échéances économiques et aux échéances sanitaires. On a l'impression que depuis le 25 juillet, on est dans une euphorie qui nous cache une forêt de problèmes. Aujourd'hui, le siège du gouvernement est désert et ça, c'est très grave. Les instances internationales qui aimeraient bien tendre la main à la Tunisie n’ont pas d’interlocuteur."
Fortes attentes
Il poursuit avec une mise en garde. "Si l’on est réaliste, on voit bien que le président a soulevé le 25 juillet de trop grandes attentes. Les aspirations des Tunisiens sont trop élevées par rapport à ce que pourra faire Kaïs Saïed. On va se retrouver au bout d'une année avec une déception. Et c'est la vraie menace qui pèse sur le pays : si les gens qui ont exprimé leur joie sont déçus, nous aurons du mal à sauver la Tunisie."
"Le pire serait qu’Ennahdha s'oppose farouchement à ce qui s'est passé (le dimanche 25 juillet), au risque qu'on évolue vers une situation avec deux légitimités : celle du président Kaïs Saïed et celle du Parlement où le parti Ennahdha est (ou en tout cas était) porteur de la majorité", analyse Selim Kharrat. "Ce serait très dangereux. Cela nous rappellerait le scénario libyen, et ça ne présage pas de lendemains heureux pour la Tunisie."
Ils font aujourd’hui profil bas, mais les islamo-conservateurs savent que, tôt ou tard, le président aura besoin d’eux. Malgré leur perte de vitesse, ils constituent l’une des formations les plus implantées dans le pays.