
Le gouvernement Borne a utilisé une onzième fois le fameux article 49 alinéa 3 de la Constitution pour faire passer en force le projet de réforme des retraites, sans majorité absolue. Un mécanisme tout à fait légal, encadré de garde-fous sur le papier, mais quasiment sans risque dans les faits.
"Un constat d'échec total" pour Marine Le Pen, un "caprice" selon Olivier Faure, et une décision accueillie sous les huées des députés et des députées dans l'hémicycle. Le déclenchement de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, ce jeudi par Élisabeth Borne, dans le cadre du projet de loi sur la réforme des retraites, a été accueilli par une bronca à l'Elysée, après des semaines de débats parlementaires.
La Première ministre a affirmé, pour justifier sa décision de faire appel à cette disposition constitutionnelle, qu'on "ne peut pas faire de pari sur l'avenir des retraites". Après avoir longtemps affirmé qu'il ne souhaitait pas y avoir recours, le gouvernement a finalement changé d'avis à quelques heures du vote final qui devait avoir lieu jeudi après-midi.
L'exception à la séparation des pouvoirs
Ce fameux alinéa 3 de l'article 49 de la Constitution, c'est l'exception la plus connue à la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire), principe essentiel de la démocratie. C'est d'ailleurs ce qui est prévu par la Constitution de 1958, base de la Ve République, qui prévoit notamment ce principe : le gouvernement (exécutif) mène la politique du pays, tandis que le Parlement (législatif, séparé en deux chambres, l'Assemblée nationale et le Sénat) vote ou non les lois.
Le 49.3, Elisabeth Borne l'avait déjà actionné à dix reprises à l'automne pour le budget du gouvernement, puis sur le PLFSS (Projet de loi de finances sur la Sécurité sociale). "J'engage la responsabilité de mon gouvernement pour la première partie du projet de loi de finances pour 2023", avait alors déclaré la cheffe du gouvernement devant les députés. "En responsabilité, nous devons donner un budget à notre pays", avait-t-elle fait valoir.
Aucune motion de censure n'a été adoptée depuis 1958
Le 49.3 permet au gouvernement de faire passer un texte de loi sans avoir besoin du vote de l'Assemblée nationale, tant que celle-ci ne vote pas une motion de censure. Autrement dit, tant que les députés ne renversent pas le gouvernement, ce qui entraînerait presque automatiquement l'organisation de nouvelles élections législatives... Et donc, pour les députés, le risque de perdre leur siège, et de rejoindre le gouvernement dans sa chute.
Une perspective qui suffit à rendre le 49.3 particulièrement efficace : pas franchement pressés de se suicider politiquement, les députés mettent toujours de côté leurs éventuels divergences avec le gouvernement (le plus souvent du même bord politique que la majorité à l'Assemblée). C'est ce qui fait que dans toute l'Histoire de la Ve République, aucune utilisation du 49.3 n'a jamais entraîné le vote d'une motion de censure, d'autant plus difficile à atteindre qu'elle nécessite la majorité des voix de tous les députés (et pas seulement de ceux présents pour le vote : les absents ou ceux qui s'abstiennent sont considérés comme ayant voté contre la motion).
Une centaine d'utilisations, dont 28 par Michel Rocard
Tout cela fait en quelque sorte du 49.3 l'arme ultime de l'exécutif, presque certain de son efficacité tant le vote de la motion de censure est peu probable. Et certains gouvernements ne se sont d'ailleurs pas privés de l'utiliser régulièrement au fil des décennies. Ce jeudi pour la réforme des retraites, c'est la 100e fois que cette arme est utilisée depuis la naissance de la Ve République en 1958.
Les gouvernements successifs ont plus ou moins utilisé l'article 49.3 selon leur situation. En les comptant, on constate que le recours au 49.3 a été le plus fréquent entre 1976 (Raymond Barre était alors Premier ministre) et 1993 (avec Pierre Bérégovoy à la tête du gouvernement). Le 49.3 peut être utilisé plusieurs fois pour un même texte (ce fut le cas par exemple pour Manuel Valls, qui l'a utilisé six fois pour deux textes, de la première à dernière lecture à l'Assemblée pour les lois Macron et El Khomri) et plusieurs motions de censures peuvent être déposées à chaque fois.
Le recordman de la discipline, c'est sans conteste Michel Rocard : de 1988 à 1991, il a eu recours 28 fois à cette procédure, soit plus que tous les Premiers ministres de gauche réunis. Derrière le socialiste, les challengers Raymond Barre, Jacques Chirac et Édith Cresson ne l'ont utilisé "que" huit fois chacun. Elisabeth Borne occupe désormais la deuxième place du podium avec 11 utilisations, sur trois textes de loi.
Il faut dire que Michel Rocard faisait face à une situation complexe à l'Assemblée, avec une majorité relative, nécessitant de régulièrement mettre dans la balance la responsabilité de son gouvernement lorsqu'un vote commun était inenvisageable entre les députés socialistes dissidents, les députés communistes et les députés d'ouverture du parti centriste UDC.
Une majorité relative, c'est justement le problème auquel fait face le gouvernement d'Élisabeth Borne actuellement. Cinq mois après sa nomination, la Première ministre a déjà eu besoin deux fois de l'alinéa 3 de l'article 49, et la tentation sera sans doute grande de l'utiliser à nouveau pour de futurs projets sensibles. Le 49.3 a sans doute encore de beaux jours devant lui.