"J’espère que les accusés comprennent bien que nos vies ont été dévastées"
Par Sophie Parmentier
Procès des attentats de janvier 2015, jour 8 – La cour d'assises a continué à entendre des proches des victimes de l'attentat commis à Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015. Veuves et orphelins se sont succédé à la barre, pour raconter Bernard Maris, Tignous, Mustapha Ourrad.
Hélène Fresnel est la première à s'avancer à la barre, au huitième jour de ce procès. En jean et chemisier blanc à fleurs, cette petite femme au carré blond et aux doux yeux bleus demande au président la permission de lire le petit texte qu'elle a écrit pour Bernard Maris, l'amour de sa vie. Elle a été sa dernière compagne. D'une toute petite voix étranglée par l'émotion, elle commence à lire et raconter "la mort qui a rôdé autour" de Bernard avant l'attentat, "la mort de sa femme qu'il a accompagnée en 2012". Lui-même avait été touché par la maladie, puis guéri. Hélène et Bernard s'aimaient depuis fin 2012. Le matin du 7 janvier 2015, "nous nous sommes appelés, nous n’avions pas dormi ensemble" dit Hélène Fresnel. Au téléphone, Bernard Maris lui confie alors qu'il a "hâte de les retrouver tous", à Charlie Hebdo. Puis, en fin de matinée, Hélène Fresnel apprend qu'il y a une fusillade, fonce devant le journal satirique et "Patrick Pelloux m'a prise par les épaules et m'a dit : Bernard est mort".
Hélène Fresnel se souvient de la "couverture de survie dorée, je crois que je claquais des dents". Elle est en larmes et interroge, à la barre sur ce "procès pour l'Histoire" ? Elle regarde les onze accusés dans les yeux, dans le box de gauche, puis dans le box de droite. "J’espère que les accusés comprennent bien ce qu'il s’est passé et que nos vies ont été dévastées." Ils la regardent en silence. Le président de la cour d'assises la remercie et note que Bernard Maris était un "économiste très connu, si on écoutait France Inter. Il avait aussi travaillé à la Banque de France ?" Hélène Fresnel acquiesce. Dit que Bernard Maris était un "grand transmetteur, il détestait qu’on fasse croire aux gens que l'économie était quelque chose de très compliqué, il voulait rendre ça compréhensible, et il le faisait magnifiquement, de manière simple et lumineuse". Elle parle aussi de Bernard Maris, le cinéphile, qui avait fait un film avec Jean-Luc Godard. La mort de Bernard Maris, "c'est une perte immense, un trou" résume Hélène Fresnel.
"La pire journée de ma vie"
Gabrielle Maris, la fille de Bernard Maris, s'approche à son tour de la barre, long gilet couleur sable, la voix très émue. Elle dit qu'elle a hésité à venir parler, elle avait peur de ne pas y arriver. Gabrielle évoque "l'homme merveilleux" qu'a été son père, qui avait son bureau dans sa chambre à elle quand elle était petite, pour passer plus de temps avec elle.
"J’ai eu de la chance parce que j’avais ce père-là. J’ai eu de la chance de l’avoir, il m’a appris que la vie est belle".
Des larmes roulent sur les joues de Gabrielle Maris. Elle résume le 7 janvier 2015 : "C’était un cauchemar. On peut pas perdre quelqu’un comme ça. Imaginez !"
Son petit frère, Raphaël Maris, lui succède à la barre, chemise blanche sur jean. Il avait 18 ans quand son père est mort. Le 7 janvier 2015 est "la pire journée de ma vie". Raphaël Maris raconte son père, Bernard, qui était comme lui, souvent "dans la lune". Il raconte que Bernard Maris l'avait emmené à Charlie Hebdo trois semaines avant l'attentat. Raphaël Maris avait adoré cette journée, sait que son père ne l'aurait pas emmené ainsi au journal s'il avait craint de se faire attaquer. Et Raphaël Maris conclut : "On continuera à se battre, à se lever, pour rigoler, pour pas avoir peur".
Le principal accusé, Ali Riza Polat se lève alors, dans son box vitré, très énervé. Le président de la cour d'assises lui demande de bien vouloir patienter avant de prendre la parole, alors que Raphaël Maris est encore à la barre, en larmes. Le jeune homme éprouvé d'avoir livré son témoignage retourne s'asseoir. Ali Riza Polat explose, comme au début de ce procès : "Je comprends votre énervement, mais ces deux enculés de Kouachi, je les connaissais pas. Amedy Coulibaly, c'était un ami" mais pas les Kouachi, vocifère-t-il. L'audience est brièvement suspendue, pour retrouver du calme. Le président annonce qu'il redonnera la parole aux accusés plus tard, "sans invectives et sans menaces".

"On était des naufragés"
Et c'est Chloé Verlhac qui est appelée à témoigner après la suspension. Toute menue, dans son jean et tee-shirt noir, à la fois tremblante et tête haute, elle commence à raconter sa douleur indicible. Chloé était mariée à Bernard Verlhac, dit Tignous, l'un des dessinateurs de presse tués à Charlie Hebdo.
Tignous se levait plus tôt qu'elle le matin, pour emmener les enfants, cartables sur le dos. Ce mercredi 7 janvier 2015, il "avait emmené ses deux derniers enfants à l’école, nos enfants. Ce jour-là, notre petit garçon avait 5 ans, 2 mois et 7 jours" dit-elle. À la fin de la matinée, c'est Chloé Verlhac qui part chercher leurs deux enfants à la fin des cours. "À 11h45 mon téléphone a sonné, c'était le cousin de Tignous, j’étais heureuse de l’avoir au téléphone car on s’était pas encore souhaité la bonne année" se souvient-elle. Le cousin de Tignous lui parle d'une fusillade à Charlie Hebdo.
Chloé appelle Tignous. "J'ai jamais réussi à joindre Tignous, Tignous n'a pas répondu." Quand elle est arrivée à l'école, les gens se souhaitaient la bonne année. Les gens lui disaient : "Ça va ?" Et elle répondait : "Non ça va pas, y a eu un problème au journal et j’arrive pas à joindre Tignous." Chloé Verlhac raconte le moment où elle est entrée dans classe de son fils, en maternelle. Une image gravée en elle, pour toujours. "J'ai ce souvenir car pour moi, c’est la dernière fois que je l’ai vu insouciant. C’est la dernière image de son enfance. De cette partie insouciante de son enfance".
Après, Chloé Verlhac a rappelé Charb, Luz, Riss, et c'est Coco qui lui a répondu, "la voix dévastée". Elle lui a dit "viens vite, je ne sais pas si il est encore vivant." Chloé Verlhac explique à la barre : "Je me suis accrochée à ça, car je me disais peut-être il est encore vivant". Elle a foncé à Charlie Hebdo, passé tous les cordons de sécurité, en disant "je suis la femme de Tignous, j’ai deux enfants en bas-âge, je veux savoir s’il est vivant ou blessé et personne ne pouvait me répondre".
À la barre, elle explique le silence d'un pompier, puis l'exaspération d'une infirmière du SAMU qui veut que quelqu'un lui dise la vérité. "C'est moi qui ai verbalisé", explique Chloé Verlhac. Elle a dit :
"Mais il est mort ? Personne n’a répondu et c’est Luz qui a hoché la tête"
Ensuite, il y a ce cri, déchirant, qui a marqué plusieurs "Charlie". "Ça a été une journée monstrueuse, que je revis inlassablement. Il y a eu ensuite une urgence à rentrer, parce qu’il fallait que je parle aux enfants." En rentrant, elle a vu une centaine de personnes chez elle, tous leurs amis. "La maison, pendant un mois, ça a été un radeau, on était les naufragés." Ce soir du 7 janvier 2015, Chloé Verlhac a d'abord vu sa fille, qui avait déjà compris : "Elle m’a dit : maman je sais, je sais que papa est mort et, maintenant, il faut que tu ailles parler à S.", 5 ans 2 mois et 7 jours. Larmes, dans la salle.
"Le seul garçon du club d'aquagym"
Chloé Verlhac brosse le portrait de Tignous, "tellement humain, tellement humaniste". Tignous était un enfant de la banlieue. Un enfant de la République. L'école, c'était pas son truc. "Il a travaillé dur et il est devenu le grand dessinateur que l’on connait. On n'est pas déterminé par notre lieu de naissance. On devient aussi ce que l’on veut être" tient à dire Chloé Verlhac. Elle cite une phrase de Tignous qu'on lui a rapportée, à la conférence de rédaction du 7 janvier 2015, à Charlie Hebdo, juste avant l'attaque.
Tignous s'inquiétait de "notre part de responsabilité dans le départ des jeunes pour le djihad". Tignous avait des projets pour la suite. Il les écrivait sur la vitre de son bureau qu'elle n'a pas lavée depuis cinq ans. Il voulait aller aux prud'hommes, parler des femmes battues. Tignous dessinait des croquis d'audience, il avait sa carte de la presse judiciaire. Il en était fier. "Pour lui, c'était comme un cadeau, comme un bonbon", cette carte. Chloé Verlhac raconte aussi que Tignous, son mari, était "le seul garçon du club d'aquagym". Tignous qui clamait :
"Si on a peur, ils ont gagné, alors on n'a pas peur, on est là, on va continuer à imposer notre humanisme, car nous sommes des gens profondément humanistes, libres".
Chloé Verlhac conclut : "Il était un homme formidable, et drôle. Dans cette absence-là, il me manque son humour et son rire".
"Papa, un mot qu'on ne peut plus dire depuis cinq ans"
Marie et Jeanne Verlhac, les filles aînées de Tignous, viennent à leur tour, à deux, pour se donner de la force face à la cour et aux accusés. Elles parlent aussi au nom de leur petite sœur et de leur petit frère. "Papa, c’est un mot qu’on ne peut plus dire depuis cinq ans", commence Marie, l'aînée, 25 ans. Elles étaient si fières de leur papa. "Il faisait de belles choses. Il était là pour nous. Il avait toujours de très bonnes idées. Il nous portait quand on était fatiguées. Il nous faisait des palmiers sur la tête pour partir à l'école." Et chaque jour, il leur disait qu'il les aimait. Jeanne, la cadette, 23 ans, ajoute : "C'était impossible d’être énervée avec lui. Il nous regardait avec ses petits yeux qui ricanaient, qui pétillaient, il avait un sourire en coin. On s'aimait."
Louisa Ourrad a presque le même âge. Elle est tout aussi bouleversée. Louisa est la fille de Mustapha Ourrad, le discret correcteur de Charlie Hebdo. Il n'allait jamais au journal le mercredi, sauf ce mercredi 7 janvier, où il corrigeait un hors-série. Louisa parle de son père né dans un village kabyle. C'est en Algérie qu'il a découvert Molière et la littérature française. Il a voulu "tout lire". Quand il est arrivé en France, en 1980, Louisa Ourrad raconte que son père, Mustapha, s'est très vite rendu au cimetière du Montparnasse sur la tombe de Baudelaire. "Il a déposé deux Gitanes, les cigarettes qu’il fumait. Il s’est dit que si Baudelaire vivait encore, c’est ce qu’il aurait fumé."
Louisa avait 21 ans quand les terroristes ont assassiné son père. Elle n'a jamais pu regarder ni entendre quoi que ce soit juste après l'attentat. Ne s'est d'ailleurs pas constituée partie civile au début, pas la force. C'est sa mère qui était partie civile. Mais Louisa Ourrad précise que quelques mois avant l'attentat, "ma mère avait été diagnostiquée avec une tumeur au cerveau. Elle nous a quittés il y a deux ans, en octobre 2018." Louisa pleure, à la barre. Louisa veut raconter son père, "très très discret, il ne se mettait jamais en avant. C'est toujours difficile de parler de lui car j’ai toujours peur de trahir sa confiance." Elle dévoile qu'il était "très aimant", cultivé, adorait les grandes discussions, Baudelaire, Rimbaud, Brassens, Léo Ferré, et la musique kabyle. L'Ardèche, aussi. "Je voudrais finir en disant qu’il me manque terriblement, il manque aussi à mon frère." Et Louisa Ourrad s'éloigne de la barre, toujours en larmes.
La fin d'une semaine bouleversante
Cette deuxième semaine d'audience s'achève. Lundi, la cour a visionné les images de la scène de crime à Charlie Hebdo, insoutenables, les corps enlacés, dans des mares de sang. Ont aussi été diffusées les vidéos montrant les frères Kouachi surgissant dans le journal, commençant à tirer avec leurs kalachnikovs, puis fuyant, en tuant le policier Ahmed Merabet. Mardi et mercredi, les survivants ont livré des récits douloureux et poignants. Hier et aujourd'hui, ce sont les proches des victimes, qui ont parlé des morts, à la barre, pour la mémoire.
Le président de la cour d'assises spéciale s'adresse aux onze accusés présents -trois autres sont jugés en leur absence. Il leur demande leurs sentiments sur ce qu'ils ont vu, entendu cette semaine. Willy Prévost, premier accusé à parler répond : "C’était émouvant, c’était dur. On a vu les photos de Charlie, de ce qu’il s’est passé. C’était dur à voir." Abdelaziz Abbad, à côté dans un box : "Ben c’est un peu pareil, par rapport aux photos et vidéos, ça a été très fort, et surtout un choc. J’aimerais surtout dire aux victimes qu’elles ont eu beaucoup de courage de venir à la barre témoigner de leur ressenti."
Troisième accusé à se lever, Miguel Martinez : "J’aimerais présenter mes condoléances à toutes les familles des victimes, leurs amis. J’ai été impressionné par leur courage, leur dignité. J’étais anxieux à l'idée de croiser leurs regards. J’ai vu aucune haine chez personne." Le quatrième, Metin Karasular : "Moi je suis musulman et je comprends pas comment on peut tuer au nom de Dieu. Ces gens-là se croient au-dessus du prophète, au-dessus de tout. On ne tue pas des gens parce qu’ils font un dessin. Ça rentre pas dans ma tête."
À ses côtés, son ami Michel Catino, qui s'était présenté à la barre comme un joueur né. "Moi je sais pas quoi vous dire, parce que j’ai jamais fait de politique. Je connais pas tous ces trucs-là, fascisme, nazisme, terrorisme, moi je connais que le jeu." Il parle aussi de la mort de son fils aîné, dit comprendre la douleur des familles de victimes. "Avec mon fils que j'ai perdu. Ça me fait remonter des souvenirs..."
Dans le box vitré d'en face, d'autres accusés se lèvent, tour à tour. D'abord Ali Riza Polat :
"Désolé pour mon comportement depuis le début. Je suis désolé pour les familles. J’ai rien à voir avec ça. Faut que la vérité, elle sorte. Je me désolidarise de ce qu'ils ont fait les trois."
Amar Ramdani enchaîne. "Sur les faits en eux-mêmes, c’est innommable. Après, sur Charlie Hebdo_, le journal, moi personnellement, j'ai jamais lu, je connais pas les dessinateurs. Ça a parlé du_ club Dorothée_, c'est ma génération. Je me souviens d'un dessinateur, ça devait être Cabu."_
"Touché au plus profond"
Amar Ramdani est le plus bavard de tous. Semble sincèrement ému par ce qu'il a entendu. Dit que pour les victimes, venir parler ici, "c’est clair, ça doit pas être facile. On l’a vu de nos propres yeux. Et moi je me suis senti comme un voyeur. On connaissait pas ces gens et ils se mettent à parler d’une voix tremblante et ils se mettent à pleurer". Il parle beaucoup de Sigolène Vinson, le témoignage qui l'a le plus touché, dit-il. Parce qu'elle avait évoqué les "yeux doux" de Chérif Kouachi.
À l'image, lundi, on a vu clairement que le terroriste n'était pas doux avec elle, même s'il l'a épargnée, en prétendant "on ne tue pas les femmes". Amar Ramdani, dans son box, à droite de la cour, pense que Sigolène Vinson a vu "une montagne de textile noir et de fer et elle a dû s'accrocher à un truc, elle a dû voir de la peau, et ses yeux, et pour se rassurer, elle a trouvé de la douceur. On les a vu les images, y avait pas de douceur." Intarissable, il dit que ce qui l'a le plus touché, c'est qu'elle s'excuse d'avoir cru voir cette douceur à la barre. Il remercie aussi Gala Renaud, dont il a oublié le prénom, de les avoir regardés, eux les accusés, "avec compassion".
Derniers accusés à s'exprimer, Saïd Makhlouf : "Je m’attendais pas à ce que des victimes racontent seconde par seconde ce qui s’est passé." Puis Mohamed-Amine Fares : "La tristesse des parties civiles m’a grave fait mal au cœur, grave touché, personne ne mérite ça." Et Nezar Mickaël Pastor Alwatik : "Je condamne tout ce qui s’est passé, tous les attentats, ça coule de source. Moi, je crache sur ces gens-là, sur les frères Kouachi, que je connais même pas, sur Amedy Coulibaly, que je connais mais finalement que je croyais connaître."
Le tout dernier n'est pas dans le box, il comparaît libre et s'approche de la barre, où tant de survivants et de proches de victimes ont pleuré, toute la semaine. Christophe Raumel, qui est le seul à ne risquer "que" dix ans de prison, quand les autres encourent entre vingt ans de réclusion et la perpétuité, dit : "J’ai rien à voir avec les frères Kouachi. Moi, avant, je connaissais pas Charlie Hebdo_. Et c’est ici que j’ai vu comment ils rigolaient, leur façon de voir les choses. Le témoignage des familles, ça m’a touché au plus profond." _
"Malaise" ?
Sur les bancs des parties civiles, un survivant et une orpheline se tiennent la main. Une avocate de parties civiles, maître Marie-Laure Barré, avoue son "malaise". "Parce que" dit-elle, "ils veulent se démarquer des terroristes, mais je ne suis pas sûre que l'appréciation sur une victime ait une place ici." Et elle ajoute :
"Je veux rappeler que quand on fournit du matériel, quand on vend des armes et des kalach, c’est pas pour jouer au golf."
Des avocats de la défense protestent. L'audience reprendra lundi à 9 heures 30. La journée sera consacrée à la douzième et dernière victime des frères Kouachi le 7 janvier 2015 : le policier Ahmed Merabet, abattu sur le bitume d'un trottoir de Paris, boulevard Richard-Lenoir.