"Je tenais mon bras, comme un poisson hors de l’eau" : le récit du joggeur grièvement blessé le 7 janvier 2015

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"Je tenais mon bras, comme un poisson hors de l’eau" : le récit du joggeur grièvement blessé le 7 janvier 2015

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Romain, possible première victime d'Amedy Coulibaly.
Romain, possible première victime d'Amedy Coulibaly.
© Radio France - Matthieu Boucheron

Jour 12, au procès des attentats de janvier 2015 - La cour d'assises spécialement composée a commencé à examiner les crimes terroristes commis par Amedy Coulibaly, les 8 et 9 janvier 2015, à Montrouge puis à l'Hyper Cacher. Coulibaly qui a sans doute tiré sur un joggeur et l'a blessé, le 7 janvier au soir.

Après huit jours à entendre les récits bouleversants des survivants de Charlie Hebdo, et des proches des douze victimes des frères Kouachi, la cour entame ce jeudi l'examen des attentats commis par Amedy Coulibaly. Coulibaly est le troisième terroriste de ce mois de janvier 2015. Celui qui a tué Clarissa Jean-Philippe, la policière municipale de Montrouge, le 8 janvier 2015. Celui qui le lendemain, le 9 janvier 2015, a mené la prise d'otages sanglante dans l'Hyper Cacher, où il a été tué dans l'assaut mené par le RAID et la BRI. Au fond de la salle d'audience, la famille de Clarissa Jean-Philippe s'installe. Le clan du père sur un banc, le clan de la mère sur un autre. Juste devant, des parents, des tantes, des cousines éplorées, qui veulent comprendre pourquoi Coulibaly l'a visée, elle qui venait d'arriver sur un banal accident de la circulation.

Un enquêteur chevronné à la barre

Un enquêteur est appelé à la barre pour éclairer la cour. Il décline son identité : Michel Faury, ex-patron de la BRI, qui a pris la tête de la célébre Crim', la brigade criminelle du 36, quai des orfèvres. En 2015, ce commissaire divisionnaire était directeur de la police judiciaire des Hauts-de-Seine. C'est lui qui a été saisi du premier crime imputé à Amedy Coulibaly devant cette cour, une tentative d'assassinat contre un joggeur, dans la soirée du 7 janvier 2015, sur la coulée Verte à Fontenay-aux-Roses. "Si vous devez essayer une arme pour voir si elle fonctionne, c’est un très bon choix, c’est un endroit discret, isolé", résume l'enquêteur chevronné.

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Ce soir-là, il se souvient encore de l'atmosphère électrique, la France tétanisée par les attentats commis le matin par les frères Kouachi partis en cavale. "La période est troublée, et nous on est saisis pour des faits sur une personne qui n'a pas de raison d'être visée, dans un lieu qui n'est pas symbolique". Michel Faury pense à un règlement de compte plutôt qu'à un attentat, alors que le joggeur inconnu est à terre, trois balles dans le corps.

Michel Faury, ex-patron de la BRI, puis de la célébre Crim' du 36, quai des orfèvres.
Michel Faury, ex-patron de la BRI, puis de la célébre Crim' du 36, quai des orfèvres.
© Radio France - Matthieu Boucheron

"J'ai regardé l'arme et tout de suite ses yeux"

Le joggeur se prénomme Romain. Cinq ans plus tard, il s'avance à la barre, sec et musclé sous son tee-shirt gris et blanc. Il boîte un peu en marchant. Romain, qui ne veut plus qu'on dise son nom de famille, raconte comment il s'est fait tirer dessus, par ce tireur qu'il n'a jamais réussi à reconnaître. "J’étais à mon jogging. Quand je suis passé sur la droite, sur un banc, y avait un homme. J’ai continué à courir". C'est à ce moment-là que Romain a senti la première balle dans son biceps. "Je tenais mon bras, comme un poisson hors de l’eau. Je sentais la poudre. J’ai senti les éclats de balle à côté de mon visage, je suis tombé au sol." Face à la cour, il poursuit : "Le mec, il me braquait. J’ai regardé l’arme et tout de suite ses yeux. Le temps s’est figé". 

Romain a pensé qu'il allait mourir, qu'on allait l'achever, alors en un éclair, malgré ses blessures, il a trouvé la force de se relever, et même de courir, vite, jusqu'à un pavillon où il a demandé de l'aide. Le tireur l'a visé encore, aux jambes. Une artère fémorale a été trouée par une balle. Romain s'est trouvé entre la vie et la mort, son pronostic vital engagé. On l'a plongé quelques jours dans le coma. À la sortie, les policiers sont venus l'interroger sur ce tireur. "J'ai vu son visage entre une et trois secondes", rappelle Romain. Mais les policiers veulent qu'il l'identifie. Les enquêteurs pensent que Coulibaly, tué dans l'assaut à l'Hyper Cacher, est l'homme qui a visé Romain. Romain se souvient que ce tireur portait une parka à capuche, comme Coulibaly les 8 et 9 janvier 2015. Mais il est aussi certain que l'homme qui a voulu l'assassiner n'avait pas la peau noire. Or Coulibaly avait la peau noire. 

"Je suis sûr à 100% que ce n'est pas moi"

En ce mois de janvier 2015, alors que Romain est encore à l'hôpital, où il restera un an, on lui montre des planches-photos. Il ne reconnaît définitivement pas Coulibaly, mais croit reconnaître plusieurs accusés aujourd'hui présents dans le box. L'un, surtout, lui semble ressembler à son agresseur : Amar Ramdani. Derrière la vitre de son box, Ramdani fixe Romain, qui dépose à la barre. Romain répète devant la cour, que les policiers lui ont toujours demandé "s'il était sûr à 100% des photos qu'on lui présentait." Il assure qu'il n'a jamais été sûr à 100% : "Aujourd'hui, je le suis à 80%". Dans son box, Ramdani réagit. Se lève, poliment, à la demande du président. Ramdani s'adresse à Romain, en le regardant : "Ce qui vous est arrivé, j’ai de la compassion pour vous". Puis Ramdani, qui se tourne vers la cour : "Moi je suis sûr à 100% que c’est pas moi". 

Ramdani n'est pas jugé ici pour ces faits de tentative d'assassinat, l'enquête n'ayant pas prouvé qu'il était le tireur. Il est accusé, comme la plupart des autres, d'avoir fourni une aide logistique aux terroristes. Le président lui redit d'ailleurs. Ramdani hoche la tête : "J'ai compris que judiciairement, j'ai rien à voir, mais humainement, c'est difficile". L'avocate d'Amar Ramdani, Me Daphné Pugliesi, demande à Romain comment il vit le fait que cinq ans après la tentative d'assassinat dont il a été victime, il ne sait toujours pas à 100% qui lui a tiré dessus. "Je le vis mal, même ce procès je le vis mal, tous les jours j’ai mal à la tête". Romain ajoute qu'il "prend des risques" en venant ainsi à la barre. Romain, depuis cinq ans, a toujours peur d'être à nouveau victime de terroristes. 

La première victime de Coulibaly ?

Romain a-t-il été la première victime d'Amedy Coulibaly ? Cinq ans après, les enquêteurs n'en ont pas la certitude absolue. Mais presque. L'avocate générale rappelle qu'Amedy Coulibaly avait l'habitude de faire son footing le long de cette Coulée Verte, où Romain a été blessé par balles, à Fontenay-aux-Roses. Une heure après ces tirs, l'enquête a prouvé qu'Amedy Coulibaly achetait une pizza à Gentilly. Le pizzaïolo se souvient d'un "gilet tactique comme les militaires, un sac à dos plein à craquer", et surtout d'un sac de sport que Coulibaly tenait à la main, avec des objets qui le déformaient. Le 9 janvier 2015, en entrant dans l'Hyper Cacher, c'est d'un sac de sport qu'il a sorti ses armes de guerre pour tuer. Amedy Coulibaly a-t-il donc commencé à vérifier qu'une de ses armes fonctionnait dès le 7 janvier au soir ? Romain, le joggeur, a été blessé par des tirs de Tokarev, vieux pistolet également retrouvé dans l'Hyper Cacher. 

Quant à Clarissa Jean-Philippe, pourquoi a-t-elle été tuée, ce 8 janvier 2015, à 8h04 précises à Montrouge ? La jeune policière intervenait sur un accident de la circulation avenue Pierre-Brossolette. À 200 mètres seulement d'une école juive et tout près d'une synagogue. L'avocate générale a rappelé ce matin que Coulibaly avait garé sa moto dans une autre rue, et semblait être tombé par hasard sur la policière, alors qu'il cherchait peut-être, sans doute, l'école ou la synagogue. "C'est une hypothèse",  confirme l'enquêteur. Coulibaly aurait visé la policière en la voyant devant lui avec son uniforme, les uniformes étant des cibles des terroristes. Mais ce matin-là, Amedy Coulibaly a peut-être aussi imaginé commettre un attentat contre des juifs. Ce qu'il fera le 9 janvier 2015, en entrant dans l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes, à Paris. Le 8 janvier, à Montrouge, il aurait pu changer ses plans à la dernière minute. Ce qui rend la mort de Clarissa encore plus dure, confie l'une de ses cousines, Maeva. La famille de la policière, ainsi que son collègue qui a héroïquement essayé de désarmer le terroriste Amedy Coulibaly, seront entendus demain, pour le jour 13 de ce procès.