“Je vous appelle parce que mon petit copain m’a frappée" : reportage au commissariat d'Amiens
Par Sophie ParmentierL'un des thèmes évoqués lors du "Grenelle" lancé ce mardi est la prise en charge des victimes de violences conjugales. Étape essentielle, le dépôt de plainte, souvent difficile, même si les policiers sont désormais mieux formés. Reportage au commissariat d'Amiens, précurseur dans la lutte contre les féminicides.
Dans la vaste salle de commandement du commissariat central d’Amiens, les policiers ont les yeux rivés sur leurs écrans de contrôle. C'est un après-midi d'été. Un téléphone sonne. Une jeune femme vient de composer le 17. “Je vous appelle parce que mon petit copain, il est venu, il m’a frappée, il veut m’enlever ma fille”, dit-elle d’une petite voix fluette et paniquée. “Il vous frappe ?” lui fait répéter le policier, prêt à lui envoyer une patrouille.
Presque au même moment, un autre appel au secours. Cette fois, c’est une jeune femme qui hébergeait chez elle un jeune couple avec leur bébé de deux mois. Le couple vient de se disputer sous ses yeux. L’homme a tenté d’étrangler la femme, puis l’a obligée à monter dans une voiture en la menaçant avec une fourchette. Le bébé pleure. La témoin est affolée au téléphone. “On va vous envoyer une équipe, madame”, la rassure le policier, qui lance un appel radio à toutes les patrouilles. En moins de cinq minutes, la BAC rattrapera l’homme violent, aussitôt arrêté et conduit au commissariat, avec la victime choquée, qui ne veut pas porter plainte. “De plus en plus de victimes font le 17, Police Secours, pour faire interpeller l’auteur”, constate le commissaire Thibaut Laforge.
Il y en a beaucoup qui viennent au commissariat, déposer plainte. Très souvent, on découvre qu’elles viennent parce que le dernier acte a été particulièrement violent, mais on découvre que, depuis des mois, voire des années, elles subissent cette violence à la maison, et qu’elles se sont tues jusque-là.
Impossible, pour le commissaire Laforge, de savoir si les plaintes se sont multipliées parce que l’effet #MeeToo a incité des femmes, victimes, à parler, ou si les plaintes ont augmenté parce que les violences conjugales vont crescendo. Le jeune commissaire rêve en tout cas que la société toute entière prenne conscience de l’ampleur du fléau, que les témoins de violences acquièrent le réflexe d’appeler la police, systématiquement. Et qu’un jour, “les violences conjugales disparaissent, comme les duels ont disparu, il y a longtemps.”
Des femmes entendues à plusieurs reprises, dans un bureau, à l'écart
La capitaine de police, Julie Leroy, acquiesce. Elle est à la tête de la brigade de protection des personnes vulnérables, dans ce commissariat précurseur dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Et elle sait à quel point il est primordial de prendre le temps d’écouter les femmes victimes de violences conjugales, souvent honteuses de raconter leur calvaire dans un commissariat.
On sait qu’il faut faire preuve d’empathie quand on reçoit une victime de violences conjugales, il ne faut surtout pas la juger.
Julie Leroy ajoute : "On a souvent des victimes qui dépendent totalement de leur mari. Vous imaginez ce que ça implique de déposer plainte contre lui. Elles peuvent se retrouver à la rue, avec des enfants. C’est aussi souvent le père de leur enfant, donc déposer plainte contre lui est aussi une démarche très difficile. C’est aussi pour ça qu’il faut du temps, tant au niveau psychologique que matériel.”
Aux yeux de la capitaine, les policiers sont de mieux en mieux formés à l’écoute de ces femmes. Même si l’accueil est loin d’être encore parfait dans tous les commissariats, ni toutes les gendarmeries, selon des victimes. Mais à Amiens, des efforts sont faits pour que les victimes de violences conjugales ne soient plus obligées de raconter toute leur histoire devant tout le monde. Elles sont redirigées vers un bureau plus discret. Puis prises en charge par la brigade dirigée par Julie Leroy, qui les entend plusieurs fois. “Car la parole prend du temps”, explique une brigadière-chef, qui a plus de dix ans d’expérience dans ces affaires intimes et délicates. Un des tabous, pour ces victimes : les viols conjugaux, elles ne les évoquent jamais d’elles-mêmes.
La peur des représailles
Une des grandes difficultés pour ces policiers, est de se retrouver face à des femmes qui, souvent, ne veulent pas déposer plainte parce qu’elles ont trop peur de leur mari violent, peur des représailles. Elles préfèrent ces mains courantes que critiquent tant les associations, parce qu’elles ne déclenchent pas d’enquête automatique. “Mais nous n’avons pas besoin d’un dépôt de plainte pour ouvrir une enquête”, affirme Julie Leroy. Elle assure que chaque jour, les policiers se saisissent eux-mêmes de faits de violences qu’ils estiment graves, et en informent le parquet qui peut diligenter des poursuites, même si une victime terrorisée a besoin de temps pour porter plainte. Ce qui reste compliqué, c’est de réussir à traiter toutes les affaires avec la même urgence, même sans plainte, et dès la première gifle. Une policière explique :
On s’est rendu compte qu’il n’y avait pas forcément besoin d’une grosse dispute pour que le mari prenne un couteau et frappe sa femme avec.
Au commissariat d’Amiens, les femmes victimes sont aussi reçues par une assistante sociale, employée par la mairie, qui les aide dans leurs démarches matérielles, pour ouvrir par exemple un compte bancaire que leur mari violent avait confisqué, et pour trouver surtout un hébergement qui les éloigne de la violence. Le commissariat d'Amiens travaille beaucoup en lien avec des associations très dynamiques, comme l'association Agena, avec qui les victimes sont mises en relation, pour des hébergement d'urgence, notamment.
Une psychologue est aussi là, au sein du commissariat. Une psychologue qui a vu les mentalités changer chez les policiers au fil des ans. Au début, certains la regardaient un peu comme une intruse. Tous savent désormais qu’elle est indispensable, et permet aussi de faire avancer les victimes, pour les convaincre de déposer plainte ou pour les préparer à une confrontation délicate avec le conjoint violent.
Des femmes qui n'ont pas conscience de la violence qu'elles subissent
Ce jour-là, la psy a rendez-vous avec Karine, femme d’affaires coquette, qui raconte comment la violence lui est tombée dessus, un soir de fête, dans sa maison cossue avec piscine. Elle était mariée depuis dix ans, avec l’homme qui soudain, s’est mis à la frapper. “C’était une soirée d’anniversaire, le sien. Il avait beaucoup trop bu. Il a commencé à s’énerver, casser tous les verres qui étaient dans l’évier. Il s’est avancé pour me faire peur, comme s’il allait me donner un coup de boule. Il me l’a réellement donné.”
Karine a crié. Sa fille, adolescente, a accouru, appelé les gendarmes. Le mari de Karine l’a encore frappée trois autres fois, ensuite. Jusqu’à ce qu’elle parte, qu’elle le fuie. Depuis, elle a demandé le divorce et il la traque, cherche à l’impressionner, en rôdant près de sa nouvelle maison. “Vous avez déjà fait un long chemin”, la rassure la psychologue. Anne Lemouton, psy de la police nationale, souligne combien toutes les femmes battues qu’elle rencontre, ont perdu confiance en elles, à force d’être maltraitées, sans cesse rabaissées, niées en tant que personnes :
Ce qui est vraiment très impressionnant, c’est la déconstruction mentale et psychologique dont ces femmes sont victimes.
Souvent, quand elles arrivent au commissariat, elles n’ont même pas conscience de toute la violence qu’elles subissent. “Elles ont mis en place des systèmes de défense qui vont leur permettre de tenir, et en fait, la première chose à laquelle je vais m’attacher, c’est de faire nommer la violence”, explique la thérapeute, qui accompagne parfois pendant des mois, ces femmes victimes, comme Karine.
Tant que la violence ne concerne qu’elles, elles courbent l’échine. Quand les enfants commencent à être témoins et victimes, souvent, c’est un déclic qui les fait partir.”
Récemment, la psychologue a réussi à faire comprendre à une mère battue, que ce n'était pas à son enfant de cinq ans de s'interposer pour la protéger des coups. Régulièrement, témoignent les policiers, ce sont aussi les enfants qui composent le 17 pour sauver leur mère et échapper eux-mêmes à cette violence qui tue.
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