Jeux vidéo : pourquoi Ubisoft veut rester la multinationale des terroirs
Par Olivier Bénis
Le géant français du jeu vidéo inaugurait mardi des locaux flambants neufs à Castelnau-le-Lez, près de Montpellier (Hérault). L’occasion de rappeler son attachement à la France et à ses régions, un attachement affectif... mais aussi stratégique.
Lorsque les employés d’Ubisoft Montpellier ont reçu les plans de leurs nouveaux locaux, ils les ont immédiatement transformés en bâtiment virtuel pour l'explorer de fond en comble, casque de réalité virtuelle sur la tête. L’architecte a donc rapidement reçu un nombre inhabituel de suggestions de leur part : "ce couloir est trop étroit", "il manque une fenêtre ici"… C’est ça, de travailler avec une entreprise du jeu vidéo. D'autant plus quand elle fait des conditions de travail de ses salariés une priorité affichée.
Au final, le nouveau bâtiment est impressionnant : 4.500 m² sur six niveaux, 84 km de câbles pour le réseau, 130 serveurs… Ubisoft Montpellier compte aujourd’hui 350 employés, sans doute 150 de plus d’ici trois ans (c’est l’objectif annoncé). Bien sûr, comparé aux 17.000 salariés que compte le groupe dans le monde (dont 3.000 en France), cela peut sembler peu. Pourtant, le studio montpelliérain a une place bien particulière dans le cœur du géant français du jeu vidéo.

Un studio historique à la réputation internationale
À l’origine, le choix de Montpellier pour fonder le deuxième studio du groupe en 1994, c’est presque un hasard. Michel Ancel (l’un des principaux talents maison d’Ubisoft) ne supportait plus de vivre à Paris et a donc convaincu sa direction de l’aider à travailler au soleil. Le résultat, ce fut "Rayman", petit bijou de créativité “made in Occitanie” et succès sans précédent pour la société. Ubisoft Montpellier venait de trouver une recette (voire une philosophie) pour développer ses jeux.
“Le jeu vidéo, ce sont avant tout des ingénieurs informatiques qui travaillent sur son développement, qui vont rencontrer de grands créatifs”, résume Guillaume Carmona, directeur d’Ubisoft Montpellier. “C’est au carrefour entre l'ingénierie et la créativité. Ubisoft Montpellier, c’est un studio historique réputé pour deux éléments forts : sa capacité technologique (presque 40 % de nos employés sont des ingénieurs), et une vraie force créative (on a parmi les meilleurs créatifs et concept-artists du groupe ici). Ce lien, qui est au cœur du jeu vidéo, fait que ça prend forme et que c’est un studio vraiment particulier chez Ubisoft.”
Un lien qui a aussi façonné la structure même des nouveaux locaux, “80 % fonctionnel, 20 % folie”, nous explique-t-on pendant la visite. Les “20 % folie”, c’est cette terrasse jardin, ces passerelles qui se croisent en plein milieu de l’espace central, ce jardin d’hiver avec gorille en plastique et sons de jungle…

Donner envie à ses talents de rester
Le fait de rester dans la métropole de Montpellier, lui, n’a rien d’une folie. D’abord il y a une certaine idée de la décentralisation chère au grand patron, Yves Guillemot, lui-même né en Bretagne. “Pour moi le développement en régions est un élément très important, aussi bien en France que dans tous les pays”, assure le PDG. “Ubisoft essaie d’aller partout dans les régions, pour pouvoir trouver les meilleurs talents et surtout leur permettre de vivre dans un espace qui leur plaise.” D’où l’ouverture de studios à Annecy ou à Bordeaux, en plus de l’historique studio parisien (à Montreuil).
Il y a aussi pas mal de pragmatisme. Le secteur du jeu vidéo est extrêmement concurrentiel, surtout sur un point : le recrutement. Les professionnels du domaine, notamment créatifs, sont largement courtisés par toutes les sociétés du secteur, parfois par des géants aux moyens bien plus importants que ceux d’Ubisoft. Or comme le sait bien Yves Guillemot, “même si on est un expert en IA [intelligence artificielle] ou un expert en informatique, on choisit aussi beaucoup son cadre de vie pour venir travailler. Quand on vient ici, dans cette région, on peut y vivre une vie très agréable.”

Un élément dont a parfaitement conscience Guillaume Carmona. “On est dans une compétition internationale : puisque nos talents sont rares, ils ont une vraie valeur, tout le monde les cherche et tout le monde leur propose des choses.” Pour les garder à Montpellier (et à Ubisoft), il y a donc un argument essentiel : “la qualité de vie qu’on propose à nos employés, qui est fabuleuse, bien meilleure que beaucoup d’autres endroits dans le monde”.
Et ça marche : dans un secteur où les employés vont et viennent au rythme des propositions, “la moyenne d’expérience du studio est de six ans. Et dans les “vieux”, on a des gens qui sont là depuis 25, 26, 27 ans, et qui sont fidèles à Ubisoft et à Ubisoft Montpellier__.”
Trouver de nouveaux talents avant les autres (voire les former soi-même)
Mieux encore que réussir à garder les talents déjà recrutés : avoir une pépinière locale de talents sous la main. Cette fois, c’est le partenariat de longue date avec la région qui est la clé : “Ubisoft s’installe et se développe généralement dans des terroirs qui sont des terroirs d’excellence pédagogique”, explique Guillaume Carmona. “La qualité de la formation, la qualité des écoles, sont extrêmement importantes ici. On travaille avec tout l’univers pédagogique de la région et de la métropole. Avoir des gens qui sortent d’écoles extrêmement bien formés, c’est très important pour nous aussi.”
La région s’implique d’ailleurs particulièrement dans la formation, à destination notamment de ce géant local. “Nous avons fait en sorte que Ubisoft puisse recruter facilement dans ce secteur”, assure Carole Delga, présidente de la région Occitanie. “Nous aidons beaucoup les grandes écoles ou les universités, nous avons créé une école régionale du numérique avec Microsoft… Nous avons créé un écosystème et avons une relation de confiance avec Ubisoft. Ce qui nous permet d’avoir une implantation définitive, avec cette construction.” La société, locataire jusqu'ici, est en effet propriétaire de ces nouveaux locaux.

La région n’a pas mis un centime dans la construction du bâtiment, mais a beaucoup investi dans la recherche et le développement (1,9 million d’euros). Pour Carole Delga, le calcul est vite fait : “En aidant sur l’innovation, on s’assure d’avoir un partenariat et de la création d’emplois sur les 10 ou 15 prochaines années. Les infrastructures numériques sont au niveau, le vivier pour le recrutement existe, parce que dans la région nous avons réussi à concilier un haut niveau de formation avec un haut niveau de qualité de vie. Pouvoir proposer un cadre de vie de haute qualité, c’est un atout aussi à l’international pour ces grands groupes.”
La boucle est bouclée : la région finance le développement, fournit des talents formés dans des pôles d’excellence et un cadre de vie agréable ; l’entreprise reste sur place et y recrute, attire des salariés qui vont développer l’économie locale, et assure même une forme de prestige international (le nom “Ubisoft Montpellier” étant largement connu et reconnu dans le monde du jeu vidéo).
La “french touch” ou la sécurité dans la prise de risque
Si la formule fonctionne si bien, pourquoi ne pas l’appliquer pour l’ensemble des studios d’Ubisoft (éparpillés aujourd’hui sur 45 sites dans une trentaine de pays)… et les relocaliser tous en France ? Au-delà des raisons économiques, Yves Guillemot assure que ce serait une mauvaise idée qualitativement : “C’est très important d’être partout dans le monde, parce que chaque identité, pays, ou région, apporte une valeur ajoutée dans les projets. C’est ce mélange entre ces identités, cette combinaison, qui fait une inclusion forte, permettant au joueur de retrouver des valeurs où qu’il soit dans le monde.”

La “french touch” existe donc toujours dans le monde du jeu vidéo, mais le patron d’Ubisoft la voit comme un ingrédient parmi d’autres : “La patte française, c’est d’essayer d’être le plus créatif possible, et donc de prendre beaucoup plus de risques. Quand on mélange les Français avec d’autres nationalités [15 différentes se côtoient par exemple à Montpellier, NDLR], on apporte cet esprit un peu révolutionnaire à l’esprit plus cartésien et organisé d’autres pays. C’est là, généralement, qu’on arrive à créer des choses nouvelles et inattendues.”
Dont le jeu le plus attendu du studio, celui sur lequel Ubisoft mise très gros dans un avenir plus ou moins proche : “Beyond Good & Evil 2”, une création de... Michel Ancel, justement, et réalisée à Montpellier, 25 ans après le premier gros succès du studio. Même dans le jeu vidéo, c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures confitures.
