Judith, le corps séparé
Texte HOWARD BARKERMise en scène, scénographie et costumes CHANTAL DE LA COSTEAvec ANNE ALVARO, HERVÉ BRIAUX, SOPHIE RODRIGUESTraduction JEAN-MICHEL DÉPRATSDramaturgie DANIEL LOAYZACréation son ÉTIENNE DUSARDCréation lumières PASCAL ALIDRA
Pour sa première mise en scène, Chantal de La Coste, (connue au théâtre pour avoir travaillé avec Niki Riéti, André Engel, Lukas Hemleb, Nicolas Bigards, etc...) a choisi la pièce de Howard Barker qui a réécrit la confrontation terrible de deux héros : Judith, qui veut sauver les Juifs de Béthulie et Holopherne, le terrible général assyrien, venu pour exterminer ces mêmes habitants, en une nuit où la parole va changer le cours prévisible de l’histoire.Avec des mots d’aujourd’hui, l’auteur détruit le mythe biblique pour construire sur ces ruines un autre drame, une vraie tragédie, fait d’ambiguïtés et de mensonges mais aussi de vérités profondes et de séduction réelle.Howard Barker vide le mythe de son sens pour dévoiler que ce qui fonde notre identité c’est-à-dire « l’amour et la mort, intimement liés ». Holopherne est envoyé par Nabuchodonosor II pour châtier les peuples de l’ouest. Après avoir pillé, tué et ravagé, il assiège la ville juive de Béthulie. N’ayant plus d’eau, les habitants veulent se rendre. Judith une jeune veuve, d’une très grande beauté, décide alors de sauver la ville. Avec sa servante et du vin elle pénètre dans le camp d’Holopherne, qui est tout de suite fasciné. Il donne un banquet et se retrouve seul avec Judith qui continue de l’enivrer. Lorsqu’il est ivre mort, elle le décapite avec l’aide de sa servante et revient à Béthulie avec la tête.Anne Alvaro est capable de tout jouer : Shakespeare, Brecht ou Wedekind. Elle fut une sublime Lulu avec André Engel tout en étant aussi à l’aise dans des registres comiques comme la Noce chez les petits bourgeois (Lavaudant) ou le Suicidé d’Erdman (Pineau). Elle a, j’en parle parce que c’est rare, reçu deux César et un Molière. Lorsque Chantal de La Coste est venue me voir avec la Judith d’Howard Barker, je n’étais pas vraiment enthousiaste sur le choix. C’est comme ça, j’ai du mal avec Barker. Elle a insisté et j’ai lu ce court texte qui m’a impressionné par le théâtre qu’il fabrique et la formidable partition qu’il offre aux acteurs. Chantal de la Coste signera sa première mise en scène. C’est une remarquable scénographe, et je me suis dit, que si elle comprenait aussi bien l’espace théâtral, elle saurait mettre en scène. Hervé Briaux est un acteur brillant, dévoreurs de livres et solidement campé sur ses pieds. Il est capable d’incarner cette extrême brutalité de l’envoyé de Nabuchodonosor, cette violence antique dont on a oublié la force. Anne Alvaro est l’incarnation de Judith, la douceur, le timbre de la voix et le feu, la colère, le meurtre, la décollation. Anne est une femme fatale.Patrick Sommier
Note de mise en scène
Le lieu du drame est la tente d’Holopherne, quelques heures avant l’aube. Nous sommes à la veille de l’assaut final que va lancer Holopherne contre le peuple de Judith.La nuit est un temps dépouillé, à distance des évènements, loin des mouvements du monde. Seuls les appels réguliers de la sentinelle dehors nous rappelle qu’un massacre se prépare pour la levée du jour.Si Barker fait ici le choix du mythe, c’est que celui-ci permet d’éviter les références qui régissent notre vie et « privilégie le possible par rapport au probable ». Il entre dans le mythe, ébranle ses fondements, déconnecte les personnages de leurs références internes et les fragilise.J’ai l’impression que le déracinement et le vide que provoque l’effritement des valeurs, des idées reçues permet une pensée non autorisée jusque-là. Réécrire le mythe ou le renverser émancipent les personnages de leurs devoirs, du sens dont ils seraient porteurs et nous permet de les comprendre autrement.Les motivations de ces personnages historiques sont perturbées, contradictoires, leurs rapports deviennent alors très ambigus.C’est comme si les protagonistes se découvraient eux-mêmes, autres. Ils pensent, c’est-à-dire qu’ils sont dans le processus de l’exploration de l’inconnu.Ce qui me frappe c’est l’indépendance de ces personnages, et la négociation qui s’installe entre eux. Même le geste fatal de Judith est « idéologiquement » porté par une autre : la servante (l’idéologue).Holopherne est un chef de guerre impitoyable mais philosophe, malheureux et mélancolique. Pour traverser ce mur froid, obsédé par l’expérience de la mort, Judith se laisse–t-elle instrumentaliser au risque de se perdre ? Tente-t-elle de le séduire en lui concédant le pouvoir pour l’amener à s’abandonner ? Pourquoi s’abandonne-t-il ?Ils sont dans un espace de déséquilibre, d’incertitude entre la nécessité du devoir et la force de leurs pulsions. Les rôles de pouvoirs s’inversent et se redistribuent sans cesse, et ici le pouvoir c’est la langue.Holopherne entraîne Judith dans les méandres de ses pensées, elle le suit, ils se mentent, se débattent, se confient, se rétractent. S’aiment même peut-être.L’histoire progresse, le mythe s’éloigne, puis il revient. Ils feront ce que le mythe attend d’eux. Et c’est peut être parce que les héros sont devenus conscients de leurs actes, que le mythe devient tragédie.La transgression introduite par Barker a détruit le sens, la force et la vertu de l’héroïsme. Au moment d’abattre l’épée, Judith est paralysée entre son désir et la nécessité politique. Poussée par la servante idéologue, elle frappe. L’idéologue finira même le travail. Judith, tourmentée, a-t-elle tué à regret ? Son ennemi était-il devenu l’objet de son désir ? Ont-ils suspendu pour toujours l’instant de leur amour pour le rendre absolu ?Holopherne a accepté l’expérience. Son abandon réfléchi face à Judith, est-ce la maîtrise de sa mort ou l’expression de l’amour absolu ?Que se passe-t-il quand la mort entre dans la vie ? Le désir, la mort, l’amour, la soif du pouvoir ont vidé le mythe de son sens, mais dévoilent que ce qui fonde notre identité. L’amour et la mort sont intimement liés. Il y a un jeu de séduction entre la mort et l’érotisme, l’érotisme étant selon Bataille « l’approbation de la vie au moment de la mort ».Chantal de La Coste