
Les grandes écoles les plus sélectives "sont aussi les plus sélectives socialement", notent les auteurs d'un rapport sur la démocratisation de ces institutions d'élite, depuis le milieu des années 2000. L'origine géographique et sociale, le genre, restent des facteurs déterminants.
Les grandes écoles restent aujourd'hui "largement fermées aux étudiants issus de milieux sociaux défavorisés", les femmes "y demeurent sous-représentées" et "la part des étudiants non-franciliens n'a pas progressé" : ainsi pourrait-on résumer les conclusions de l'étude inédite et particulièrement détaillée, que publie ce mardi 19 janvier l' Institut des politiques publiques.
En s'appuyant sur une masse de données administratives jusqu'ici peu exploitées, les quatre auteurs du rapport livrent une photographie de la population d'étudiants qui siègent sur les bancs des 234 grandes écoles que compte la France. Avec un constat : les portes de ces institutions d'élite s'ouvrent bien plus facilement si l'on est un homme, issu d'un milieu très favorisé et résidant en Île-de-France.
"Les 10% des grandes écoles les plus sélectives sont aussi les plus sélectives socialement", écrivent les chercheurs, qui y voient le signe que les dispositifs d'ouverture mis en place depuis le milieu des années 2000 "n'ont pas atteint leurs objectifs".
Les élèves issus de milieux favorisés sur-représentés
Dans le détail, un premier constat émerge des données analysées : les étudiants des grandes écoles ne sont que 9% à être issus de catégories socio-professionnelles défavorisées (enfants d'ouvriers ou parents sans activité professionnelle), alors qu'ils représentent 20% des élèves de l'enseignement supérieur au même niveau, et 36% de leur classe d'âge.
À l'autre bout du spectre social, ceux dont les parents sont cadres, chefs d'entreprise, professions intellectuelles ou libérales représentent 64% des effectifs, contre 47% dans l'enseignement supérieur pris dans son ensemble, et 23% de leur classe d'âge.
Si les écoles de commerce et d'ingénieurs se révèlent plus diversifiées socialement, l'École normale supérieure (ENS) et les Instituts d'études politiques (IEP) s'avèrent particulièrement fermés aux milieux défavorisés.
Le poids de l'origine géographique
Le rapport montre également la forte proportion d'élèves parisiens et plus généralement franciliens au sein des grandes écoles, où ils représentent un tiers des effectifs.
Plus les formations sont sélectives, plus le nombre d'élèves ayant passé le baccalauréat à Paris ou en Île-de-France s'accroit. Leur concentration est particulièrement importante à Polytechnique, HEC, l'ENS Ulm, l'IEP de Paris. Les élèves parisiens ont une probabilité presque trois fois plus élevée d’accéder à une grande école que les élèves non franciliens (14 % contre 5 %).
Comment l'expliquer? "Par la très forte concentration géographique des prépas et des grandes écoles en Ile-de-France, par les coûts de la mobilité, l'accès à l'information mais aussi l'autocensure quand on vient d'un lycée où peu d'élèves se retrouvent dans ces grandes écoles", explique sur France Inter Julien Grenet, directeur de recherches au CNRS, et co-auteur du rapport.
Une analyse plus fine met en lumière des contrastes au sein même du territoire. "Dans la plupart des départements situés au nord, au nord-est et au centre de la France, moins de 4 % des individus scolarisés en troisième en 2005-2006 ont accédé à une grande école", écrivent les auteurs du rapport.
"À l’inverse, les taux d’accès aux grandes écoles sont supérieurs à 7 % dans la plupart des départements franciliens (à l’exception notable de la Seine-Saint-Denis), dans le Finistère, en Île-et-Vilaine, dans le Rhône, la Haute-Garonne, la Loire-Atlantique, les Pyrénées-Atlantiques, la Gironde, l’Aveyron, les Alpes-Maritimes et le Puy-de-Dôme."
L'importance de l'établissement choisi dans le secondaire est également soulignée. Les grandes écoles s'approvisionnent dans un vivier limité, représentant 8% des lycées généraux et technologiques.
Une faible proportion de femmes
Les auteurs du rapport notent aussi la sous-représentations des femmes, qui représentent 42% des élèves des grandes écoles, contre 55% de l'ensemble des élèves de l'enseignement supérieur. Une différence qui s'explique par le choix des femmes de se détourner, après le bac, des filières scientifiques, alors que celles-ci sont une porte d'entrée importante vers les grandes écoles.
"Rien n'a bougé"
En conclusion, "la composition sociale des grandes écoles de niveau bac+3 à bac+5 n'a que très peu varié", notent les chercheurs, décrivant "une extrême stabilité" du recrutement depuis une quinzaine d'années, et ce malgré les dispositifs mis en place pour ouvrir les grandes écoles. "C'est assez déprimant, rien n'a bougé", déplore ainsi Julien Grenet.
Pour le spécialiste de l'économie de l'éducation, les dispositifs d'ouverture sociale sont trop "parcellaires" pour changer la donne. Il plaide pour la mise en place de mécanismes de discrimination positive à l'entrée de l'enseignement supérieur. "Car les inégalités qu'on trouve dans les grandes écoles, on les retrouve en amont dans les classes préparatoires et les écoles post-bac", insiste-t-il.
Les quotas mis en place avec Parcoursup pour les étudiants boursiers sont à ses yeux un outil prometteur."On pourrait aussi réfléchir à des quotas géographiques pour favoriser l'équité territoriale dans l'accès à ces filières".