La caricature dans l'histoire

Quel est l'héritage de la caricature ? Comment s'est-elle inventée ? Si aujourd'hui la représentation satirique s'inscrit essentiellement dans les dessins de presse et l'ensemble des journaux, la caricature s'est construite aussi selon différents modes d'expression du grotesque qui ont varié dans l'histoire de France.
Tragédies, comédies et satires antiques
C'est le philosophe Aristote qui rend compte le premier du comique dans l'histoire. C'est lui qui parle, dans sa Poétique, non pas de la "caricature" mais de la représentation grotesque de l'homme : "on imite toujours des personnages qui agissent, et ceux-là ne peuvent qu'être bons ou méchants, il faut nécessairement les représenter ou meilleurs que nous sommes ou pires, ou semblables au commun des mortels". Le père de la philosophie se dresse contre elle, car défendant la représentation des hommes meilleurs qu'ils ne le sont et s'élevant contre ceux qui les montrent pires. Les philosophes de l'Antiquité, préoccupés par l'idée du beau absolu, méconnaissent la portée d'un art caricatural primitif qu'ils jugent futile et jugent l'ironie comme une dégénérescence de l'âme.
Le célèbre poète et dramaturge comique, Aristophane, se défend lui aussi d'être assimilé aux poètes qui travaillent avec l'unique but de divertir le peuple. Il est pourtant lui-même le fils de cette même caricature qu'il blâme. Lui-même aimait à rendre risible les hommes de pouvoirs dans leurs actes, leurs personnalités, leurs mœurs, leurs défauts d'esprits, leurs passions mauvaises, sur scène.
Pline l'Ancien évoquait, dans ses Histoires naturelles, plusieurs peintres qui avaient contribué à faire progresser "l'art du caricaturiste" quand bien même les sujets peints ne contenaient d'ironique que l'interprétation subjective que leur prêtait individuellement le peintre. Ils ne se souciaient d'aucune moralité artistique collective comme :
- Calatès qui excellait à représenter des sujets comiques dans de petits tableaux figurant sur la scène dans les comédies
- Ctésiloque "rendu célèbre par une peinture burlesque représentant Jupiter accouchant de Bacchus, ayant une mitre en tête et criant comme une femme, au milieu des déesses qui font l'office d'accoucheuses". Certainement le premier caricaturiste antique qui se permis de rire des dieux. Une première dans l'histoire.
- Clésidès connu par un tableau injurieux pour la reine macédonienne Stratonice qu'il peignit se roulant avec un pécheur qui passait pour être son amant : il exposa son tableau dans le port d'Éphèse. À la surprise générale, la reine n'a pas fait enlever le tableau" Ce qui peut-être considéré comme la première tolérance politique d'une caricature raillant une personne de pouvoir, et ici une femme de pouvoir.
Au musée lapidaire d'Avignon, figure toujours cette représentation caricaturale de l'empereur Caracalla, régnant au début du IIIe siècle après J.-C, méconnue et qui avait été reconnue par la postérité comme étant une imitation grotesque de l'empereur sous la forme d'un personnage laid et difforme, comme pour mieux illustrer l'odieux personnage qu'il était aux yeux du peuple.

Apparition du christianisme et premières caricatures
La représentation satirique évolue sensiblement lorsque apparaît le christianisme au Ier siècle de notre ère. Notamment avec ce qui peut être considéré comme l'une des premières caricatures du christ, représenté avec une tête d'âne. Un graffiti inscrit sur une muraille au mont Palatin à Rome qui représente la première parodie du culte chrétien. Celui-ci peut tout aussi bien avoir été effectué par un chrétien pour tourner en dérision la passion du christ, ou bien par un païen soucieux de moquer l'adoration d'un tout nouveau dieu, sinon par quelque autre personne. Une première forme de caricature du christ, charnière tant elle marque la première grande coexistence, en Europe, de plusieurs religions : le paganisme, le judaïsme et le christianisme.

Une société médiévale qui s'édifie en se riant d'elle-même
La façade des édifices religieux consacrés au culte chrétien offre des grimaces et des railleries de toute sorte. S'épousent ensemble d'étonnantes statues accompagnées de diableries et d'obscénités en tous genres comme pour mieux caricaturer, à l'époque, les vices et les passions des hommes qui apparaissaient sous la forme de multiples figures équivoques (têtes animales, demi-animaux, têtes grimaçantes qui vomissent l'eau des gouttières, demi-prêtres, ânes, singes, lions, centaures, de mi-hommes). C'est tout un art de pierre - composé de monstres fantastiques, de larves curieuses, des objets de représentation informes qui s'agitent, dressent la tête, rampent au pied d'autres statues - qui caractérise surtout les cathédrales à partir du XIe et du XIIe siècle.

Il s'agissait tout autant de railler sur pierre les pratiques religieuses propres au culte chrétien que les mœurs humaines les plus communes. Des railleries perçues comme innocentes par le clergé qui laissa librement à ses maitres-artisans le soin de les sculpter. L'Eglise entendait aussi par là instruire les consciences en enveloppant des sujets moraux sous l'effet de la caricature. Il fallait en quelque sorte avec la représentation, sur sculpture, sur fresque, sur vitrail, parler au peuple et ne pas hésiter à malmener ses propres croyances et ses propres mœurs.
Les bas-reliefs des églises n'étaient pas le seul endroit où la caricature médiévale s'édifiait. Les moines miniaturistes se sont aussi plus à reproduire cette combinaison caricaturale entre le profane et sacré dans les livres d'heures à l'usage des princes et des dignitaires de l'Eglise. À partir du XIVe siècle, le comique graphique devient apparent dans un certain nombre de miniatures de manuscrits et vient souvent accompagner les sujets les plus sérieux. Pensons aux dessins des manuscrits enluminés comme le Térence du Vatican datant du IXe siècle.
La tradition carnavalesque qui permettait quelques jours durant de mettre l’ordre du monde à l’envers fut aussi tout le temps du Moyen-Âge une mise en scène et une incarnation formidable du grotesque mis au service de la critique.
De même que Le Roman de Renart qui présente des aventures sous forme de récits animaliers dans lequel le poète rit de l'Eglise sans offense aucune. Ce dernier est l'une des plus grandes œuvres satiriques parodiant les rites chrétiens, servant d'influence à l'ornementation architecturale des édifices chrétiens sous des formes caricaturales, ce jusqu'à la fin du Moyen-âge.

De la Renaissance au XVIIe siècle : une caricature plus discrète et anonyme
La figuration réaliste emmenée par la révolution des arts de la Renaissance efface quelque temps le grotesque et la caricature au profit de l'affirmation du pouvoir de nombreux princes et hauts dignitaires par une représentation authentique et des techniques novatrices. Trois grandes œuvres sont peut-être à même de figurer parmi les plus caricaturales tout en épousant les détails propres à l'art renaissant. Ce sont Les têtes grotesques de Léonard de Vinci (1490).

Ou encore le portrait Vertumne du peintre italien Giuseppe Archimboldo (1590) où l’empereur Rodolphe II est déguisé en Vertumne, un personnage semi-légendaire et sur lequel figurent plusieurs fruits et végétaux symbolisant aussi bien les saisons que les métiers. Le peintre est surtout connu pour créer des têtes de portrait imaginatives faites entièrement de fruits, de légumes, de fleurs…

Puis Le portement de Croix (début du XVIe siècle) attribué au peintre néerlandais Jérôme Bosch qui représente ici des personnages entourant le Christ portant sa croix et dont le procédé artistique repose sur leurs expressions faciales et leurs physionomies dégageant un certain jeu de regards grotesques.

Puis c'est la guerre des religions qui éclate au XVIe siècle entre catholiques et protestants. La France connait à cette époque l'une des plus grandes crises sociales et culturelles de son histoire. Une première pour l'expérience de la caricature. C'est là qu'elle reparaît plus anonymement, car utilisée cette fois comme un outil de délation répondant à des fins de propagande. C'est le début du règne des feuilles volantes, des gravures errantes grâce au développement de l'imprimerie, accompagnant souvent des pamphlets.
Sous l'Ancien régime, l'affirmation de plus en plus importante du pouvoir royal et le pouvoir personnel de Louis XIV, les caricatures politiques sont davantage produites anonymement et multiplient les feuilles volantes transportées de colporteurs en colporteurs, échangées sans autorisation et pouvant être saisies à tout moment. Bertrand Tillier nous apprend que sous Louis XIV un dessinateur aurait été brulé vif pour une caricature évoquant le roi et ses maitresses.
C'est pourtant au cours de cette période que le mot "caricature" apparaît. Hérité du latin populaire "caricare" qui signifie "charger" et dont la première occurrence nous vient de Bologne, à la moitié du XVIIe siècle, en 1646, dans un recueil de gravures d'après des dessins d'un certain Annibale Carrache. Seulement voilà, en dépit de sa terminologie naissante, le mot en lui-même ne définit encore aucune intention satirique.
XVIIIe-XIXe siècles : la caricature fait sa révolution
Avant que la Révolution française n'éclate, c'est d'Alembert et Diderot qui, dans leur notice de l'Encyclopédie, entre 1751 et 1772, confirment, d'une certaine manière, ce lien historique qu'entretiennent ensemble la représentation et la caricature : "C'est la représentation [...] dans laquelle la vérité et la ressemblance exacte ne sont altérées que par l'excès du ridicule. L'art consiste à démêler le vice réel ou d'opinion qui était déjà dans quelque partie, et à le porter par l'expression jusqu'à ce point d'exagération où l'on reconnait encore la chose, et au-delà de laquelle on ne la reconnaitra plus ; alors la charge est la plus forte qu'il soit possible".
Jusque-là cantonnée presqu'exclusivement au domaine du savoir, des puissants et des élites, la caricature, avec la révolution de 1789, va prospérer et de se développer.
C'est un vrai marché libéralisé de l'image grotesque qui se met en place durant ces dix années. La Bibliothèque Nationale de France fait, aujourd'hui, état de près de 1 500 gravures satiriques pour la seule période qui sépare 1789 et 1792 !


Avec Napoléon, la caricature s'affaiblit quelque temps, quand elle s'épanouit partout ailleurs en Europe. En voulant fonder le mythe du génie absolu pour glorifier sa personnalité militaire et politique, Napoléon nourrit cependant contre lui une véritable contre légende et une campagne de caricatures dirigée principalement par les anglais qui cherchent à faire tomber sa figure hégémonique.
Ce sont des caricaturistes anglais comme James Gillray, Isaac Cruikshank qui produisent, pour la presse britannique, un certain nombre de caricatures qui offusquent l'empereur. Il est souvent représenté en singe, en animal, en ogre mégalomaniaque. Au point que les pamphlets et les caricatures circulent sous le manteau en France comme partout ailleurs en Europe.

Il faut attendre la fin de la Restauration (1815-1830) et les débuts de la monarchie de Juillet, en France, pour que la caricature reprenne le même élan que celui connu sous la Révolution française. En 1829, l'imprimeur Charles Ratier lance le journal La Silhouette et collabore avec de nombreux dessinateurs renommés dont le très célèbre Honoré Daumier qui fait là ses premiers pas en tant que caricaturiste. Paraissent ainsi de nombreuses charges envers la monarchie restaurée de Louis XVIII, de Charles X et de Louis-Philipe en dépit des restrictions répétées de la liberté de la presse jusqu'à la chute de Second empire en 1870 et la consécration de la IIIe République.

Les journaux satiriques parviennent à résister dans l'ombre dont les plus connus sont La Caricature de Gabriel Aubert et Le Charivari de Charles Philipon qui publie les lithographies de Daumier. La caricature Les Poires dessinée en novembre 1831 par Philipon, reprise ensuite par Daumier, s'inscrit comme le symbole de la lutte des Républicains contre le régime de la Monarchie de Juillet et la figure bourgeoise de Louis-Philippe qui fait promulguer des lois de répression contre toute atteinte injurieuse par le dessin.
La caricature doit, tout au long du XIXe siècle, composer avec la construction lente et difficile des grands principes républicains face à un conservatisme social et réactionnaire nostalgique de l'ordre ancien.

Sous le Second empire et le règne impérial de Louis-Napoléon Bonaparte (1852-1871) la caricature est de nouveau soumise à l'autorisation préalable du gouvernement. Les caricaturistes n'exercent que par la satire des mœurs et des portraits-charge de célébrités culturelles. Celui qui se prêtera au risque et contournera les usages habituels de la caricature connus jusque-là, c'est André Gill et son portrait authentique de Rocambole (le fameux personnage de fiction créé par Pierre Ponson du Terrail, à la fois malfaiteur et justicier) dans La Lune en novembre 1867. Ici, l'image a l'habileté de ne pas nommer l'empereur mais en lui empruntant malgré tout des identifications propres à sa personne.

La proclamation de la IIIe République et la révolution de la commune de Paris de 1871 signent un nouveau départ pour la presse populaire et la caricature. La caricature devient omniprésente et se normalise.

Aux affaires les plus courantes, la caricature pénètre dans la représentation des grands scandales, des retournements diplomatiques qui ont bouleversé la République à ses débuts depuis l'affaire du Général Boulanger qui manque de s'emparer du pouvoir par un coup de force militaire populaire en 1889, le scandale de Panama en 1892, l'affaire Dreyfus de 1898 à 1899, la séparation de l'Eglise et de l'Etat en 1905, la grande guerre de 1914 à 1918, la Seconde guerre mondiale (1939-1945), la guerre froide, la Révolution de 1968… Tous ces évènements phares de l'histoire de France ont été dépeints par la caricature, et sous tous les angles.

La caricature aujourd'hui
De nos jours, l'actualité socio-politique et culturelle continue à faire vivre une multitude de caricatures en tout genre. La caricature s'est érigée comme l'un des plus grands symboles de la liberté d'opinion, du débat, de la liberté d'expression en France même si les journaux satiriques sont très loin d'être aussi nombreux qu'autrefois.
Siné mensuel (anciennement Siné Hebdo de 2008 à 2010_)_, Charlie Hebdo (anciennement Hara-Kiri de 1960 à 1970) et Le Canard enchainé sont les trois principaux titres dont nous disposons, sans compter les caricatures éparses qui complètent chaque jour les autres journaux de presse quotidienne, comme celles de Plantu.
Les attentats de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, ont soulevé en France et dans le monde une immense émotion, mais même si le principe de la liberté d’expression fait partie de l’une des valeurs cardinales de la République, il est malheureusement de plus en plus contesté et critiqué. L’art de la distance et du recul est ainsi de plus en plus malmené, au point qu'après une polémique sur un dessin jugé antisémite dans le NYT, l’institution de la presse américaine a annoncé que ses pages seraient désormais fermées aux caricatures politiques.
Bibliographie
📖 LIRE - Bertrand Tillier : "Caricaturesque. La caricature en France, toute une histoire… De 1789 à nos jours", Éditions de la Martinière
📖 LIRE - Jules François Félix Husson (dit Champfleury) : Histoire de la caricature antique et Histoire de la caricature au Moyen-âge et sous la Renaissance
📖 LIRE - Antoine de Baecque : La caricature révolutionnaire (Presses du CNRS)
📖 LIRE - Claude Langlois : La caricature contre-révolutionnaire (Presses du CNRS)