La compagne d'Ahmed Merabet, tué par les Kouachi : "Je suis debout, vous n'aurez ni ma haine, ni mon pardon"

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La compagne d'Ahmed Merabet, tué par les Kouachi : "Je suis debout, vous n'aurez ni ma haine, ni mon pardon"

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Nabiha Merabet, aînée de la fratrie, à la barre de la cour d'assises spécialement composée.
Nabiha Merabet, aînée de la fratrie, à la barre de la cour d'assises spécialement composée.
© Radio France - Matthieu Boucheron

Pour le début de cette troisième semaine de procès des attentats de janvier 2015, la cour d'assises s'attarde sur l’assassinat d’Ahmed Merabet. Le jeune policier avait été assassiné par les frères Kouachi dans leur fuite après l’attentat à Charlie Hebdo. Sa famille lui a rendu un hommage poignant.

Les circonstances de cet assassinat sont largement connues, y compris du grand public aujourd’hui, une vidéo ayant été diffusée à peine quelques heures après les faits sur les réseaux sociaux, puis les chaînes d’infos en continu, notamment. Une vidéo diffusée à l’audience lundi dernier. Une vidéo que décrit à nouveau le président Régis de Jorna en préambule. Une vidéo qui a profondément bouleversé la famille du jeune policier. 

Quatre femmes à la barre

Quatre femmes, sœurs et compagne d’Ahmed Merabet se succèdent ainsi à la barre. Ce jour-là, Nabiha Merabet, aînée de la fratrie Merabet, raconte être chez elle, en convalescence après une intervention chirurgicale. “D’ailleurs, je me préparais pour un rendez-vous médical et j’avais mis la télé en bruit de fond” raconte-t-elle à la barre. C’est à la télé qu’elle découvre la vidéo de l’assassinat d’un policier, boulevard Richard-Lenoir. “Mais je ne savais pas que c’était mon frère” confesse-t-elle en larmes. “Alors j’ai éteint et je suis partie à mon rendez-vous”. Dans la maison familiale où elle vit avec Ahmed Merabet et leur mère, Mariam, la plus jeune de la fratrie, regarde elle aussi la télévision. “J’étais enceinte de 4 mois. Ce jour-là, je ne suis pas allée travailler car j’étais souffrante. J’ai regardé la vidéo tourner en boucle. J’étais loin d’imaginer que je regardais mon frère”. Même récit de Morgane, compagne d’Ahmed Merabet qu’elle avait rencontré en 2011. Et qui a vu, elle aussi, cette vidéo diffusée à la télévision “sans savoir que je regardais mon compagnon”. 

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La vidéo de l'assassinat tourne en boucle

Alors aujourd’hui, explique l’aînée des Merabet, "j'en veux énormément à la personne qui a diffusé la vidéo de l'assassinat de notre frère sur les réseaux sociaux. Et j'en veux énormément aux télés qui continuent à la diffuser, chaque année à la même période. C'est inhumain. On essaie d’avancer et tous les ans à la même période, les médias la rediffusent. Je ne comprends pas. Qu'on arrête de le montrer se faire assassiner !"Pour ses sœurs, le choc de cette vidéo est tout aussi grand : "je ne supporte plus de voir une cagoule. Ça me ramène à cette vidéo” raconte l’une d’elles. 

A tel point que les cagoules des policiers installés dans les box, juste derrière les accusés, sont pour elle une source de stress, explique-t-elle à la barre : “je sais que ce sont des policiers qui font leur travail. Mais moi ça me fait penser aux Kouachi". Pour sa sœur, Mariam, ce sont les derniers mots d’Ahmed Merabet qu’on entend sur cette vidéo s’adresser aux terroristes : ”c’est bon chef” : “je ne supporte plus d’entendre le mot “chef”, explique-t-elle. 

Une plaie ouverte qui ne se refermera sans doute jamais. Maman est éteinte depuis le 7 janvier. Elle n'a plus goût à rien. Elle dort encore cinq ans après avec son T-shirt sous l'oreiller

A la barre, ces quatre femmes racontent aussi ce frère et compagnon qu’elles aimaient tant. Celui qui, à la mort du père Merabet “en 1995 d’un infarctus”, “est devenu le pilier de notre famille”. “Il a mis ses études entre parenthèses” explique Nabiha “et il s’est occupé de notre mère. Ils avaient une relation très fusionnelle”. Au moment de son assassinat, il vivait d’ailleurs encore avec elle, tandis qu’il achevait de construire une maison voisine pour lui et sa compagne. 

Pour la plus jeune, Mariam, “mon frère a pris le relais de mon père. C’est qui qui a financé ma formation d'auxiliaire puéricultrice, mon permis de conduire". “Il s’occupait toujours des autres”, raconte la soeur qui était aussi “sa confidente”. “Quand je lui disais de penser à lui, il me répondait: "j'ai tout le temps de profiter de la vie". En fait, il ne l'a pas eu." 

Une famille brisée

Alors, disent-elles encore entre les larmes, ce drame “a brisé notre famille. Nous avons une plaie ouverte qui ne se refermera sans doute jamais. Maman est éteinte depuis le 7 janvier. Elle n'a plus goût à rien. Elle dort encore 5 ans après avec son T-shirt sous l'oreiller." Elles disent les arrêts de travail, le recours aux médicaments pour certaines, la “lourde dépression” explique Mariam : “Ma fille est née en 2015 et je ne parvenais pas à m'en occuper. Tous les matins, après son biberon, je la descendais à maman et je remontais m'isoler." La douleur toujours présente aussi, "certains jours j'arrive à vivre avec. D'autres, j'ai l'impression que ça s'est passé la veille et la douleur est insurmontable." 

Ni haine ni pardon

Dans une lettre adressée aux accusés, la compagne d’Ahmed Merabet explique encore "j'ai tout perdu : ma vie de femme, mes espoirs. Mais je suis debout face à vous. Je suis debout et vous n'aurez ni ma haine, ni mon pardon."

Une à une, ces quatre femmes repartent retrouver les bancs des parties civiles. Non sans avoir clamé aussi leur fierté de ce frère dont le portrait en uniforme s’affiche sur l'écran géant de la salle d’audience. "C'était le jour de sa sortie de promotion" précise Nabiha, “il était fier de devenir gardien de la paix. Et vous ne le voyez sans doute pas, mais moi je vois le petit sourire. J'y suis arrivée." Depuis, Ahmed Merabet avait passé et réussi le concours d’officier de police judiciaire. “J'ai vécu ses révisions avec lui. C'était plus qu'un bourreau de travail" se souvient sa compagne. “Il avait un immense respect pour le droit, la République". Ce 7 janvier 2015 pour Ahmed Merabet, c’était le dernier jour de terrain avant de prendre ses nouvelles fonctions. 

Le sifflement des balles

Ceux qui se succèdent ensuite à la barre sont des collègues d’Ahmed Merabet. Policier à VTT, membre de la BAC, ils sont arrivés les premiers sur place, certains ont croisé les frères Kouachi, parfois même essuyé leurs tirs. Tous ont vécu un événement profondément traumatique. 

Le premier à venir livrer son témoignage à la cour avait à peine 22 ans ce 7 janvier 2015. En contrat-jeune d'adjoint à la sécurité, il considérait Ahmed Merabet “comme un modèle, un mentor avec lequel je m’entendais très bien”. Ce matin-là, c’était “une journée parfaite” raconte-t-il à la barre. Jusqu’à une alerte pour… des bruits de pétard. “On ne sait pas plus inquiétés que ça” explique le jeune gardien de la paix. Au même moment, la BAC du 11e arrondissement, elle aussi alertée, arrive d'ailleurs sur les lieux. “Tout était très calme. On n'a pas compris ce qu'il s'était passé. On pensait à un appel fantaisiste" raconte une policière à la barre. 

Mais les choses s’accélèrent très vite. Car les frères Kouachi ressortent de l’immeuble, après l’attentat de Charlie Hebdo. Une policière à VTT, membre de “l’équipage Tango 11 Alpha” est arrivée sur les lieux elle aussi. “J_e vois deux hommes en noir, cagoulés, armés, qui tirent sur nous"_ raconte la policière de 37 ans aujourd’hui "des tirs précis. Coup par coup. Je jette mon vélo, je cours et j'entends le sifflement des balles. Ça fait : pfiou, pfiou. Je me suis dis : je vais mourir. Je ne savais pas ce qu’il se passait.

Une véritable boucherie

Les deux terroristes regagnent alors leur voiture. Et tombent nez à nez avec une voiture et trois policiers à bord. “Je savais qu'il y avait déjà eu des tirs” raconte à la barre le chef de bord, celui qui est assis à la place passager de la voiture “donc j'avais déjà sorti mon arme et passée entre mes jambes, pour gagner du temps". Et puis, raconte à son tour le conducteur de la voiture “on croise cette foutue voiture qui n'a rien à faire là. Je fais des appels de phare, ça ne bouge pas” raconte-t-il calmement. “Et puis les deux sortent. Des gens crient : c'est eux, c'est eux. Ils commencent à faire feu". “Notre seul réflexe” reprend son collègue, “est de s'abaisser dans l'habitacle. On a eu le pare-brise complètement criblé d'impacts de balles, des impacts dans les appuie-tête. Ça sifflait dans l’habitacle. C'était d'une violence inouïe." Non loin de là, un policier de la BAC assiste à la scène. "Pour moi c'était sûr et certain que les collègues dans la voiture étaient exécutés, il n'y a pas d'autre mot" explique-t-il aujourd’hui. Ils en sortiront miraculeusement indemnes

Le Zoom de la rédaction
4 min

Les frères Kouachi remontent ensuite en voiture, regagnent le boulevard Richard-Lenoir. C’est là qu’a lieu l’assassinat d’Ahmed Merabet. Son jeune coéquipier raconte comment il l’a découvert “dans une mare de sang". “Il bougeait les lèvres mais aucun son ne sortait. Je lui mettais des petites claques pour qu'il reste avec moi.” Puis il découvre “un impact de balle au niveau de sa nuque. J'ai compris que c'était fini. Je me suis écarté."

Au pied de l’immeuble de Charlie Hebdo, les policiers de la BAC, eux, sont interpellés par une femme. “Elle nous a dit qu’il y a avait au moins vingt personnes mortes là-haut” se souvient une policière. “J’ai cru qu’elle en rajoutait car je trouvais ça énorme”. Son collègue également. Mais il grimpe l'escalier, est saisi “par une odeur de poudre”, entre dans les locaux, voit “un premier blessé dans une mare de sang”. “Il y avait un silence de mort dans ces bureaux” raconte le policier de la BAC, “j’avais l’impression que les gens avaient peur de pleurer”. Le fonctionnaire de police fait le tour de la rédaction. Ignorant si tous les terroristes ont quitté les lieux, il sécurise les locaux. “Sur les ondes, ils me posaient des questions : combien de victimes ? Homme ? Femme ? Et moi, j'ai fini par dire : laissez-moi tranquille, ici c'est une véritable boucherie". Et là, blanc sur les ondes.

Les policiers témoignent à la barre.
Les policiers témoignent à la barre.
© Radio France - Matthieu Boucheron

"Je ne peux plus porter la tenue"

Aujourd’hui, ces hommes et femmes dont on a entendu les témoignages successifs sont toujours fonctionnaires de police. Mais, comme un écho qui se répercute à l’infini contre les murs lambrissés de la salle d’audience, ils ont tous confié à la barre la même chose : leur incapacité à continuer à exercer leur métier comme avant. Dans les jours qui suivent l’attentat, le coéquipier d’Ahmed Merabet se pose “la question de savoir si j’allais continuer dans la police. J'avais 22 ans, je me suis vite rendu compte que la vie peut très vite partir, surtout dans ce métier là. Ça fait 5 ans, mais j'y pense tout le temps." Finalement, il a poursuivi après un mois d’arrêt maladie “sur le même secteur, même si je ne pouvais pas repasser par le boulevard Richard-Lenoir”. Il est aujourd’hui gardien de la paix.

Pour d’autres, le travail sur le terrain n’a tout simplement plus été possible. La policière à vélo raconte ce “sifflement des balles que j'entendais toujours. J'ai pris des traitements, j'étais contre mais je n'ai pas eu le choix.” Et surtout, “depuis, je ne peux plus porter la tenue. J’ai essayé…”. Mais celle qui était “une femme de terrain, j’adorais ça”, vit aujourd’hui en province où elle est responsable de la communication. Mêmes difficultés pour son collègue de la BAC qui dans sa carrière “a connu des crimes de sang, des personnes qui décèdent, des situations où on peut perdre la vie”. Mais qui, après cet attentat, a demandé à quitter “la voie publique” : 

“J’ai pris peur un jour à cause du bruit métallique d’un échafaudage, ça a été le déclic”

D’une même voix ou presque, ces policiers racontent : le suivi psychiatrique, les médicaments : “j’étais contre mais je n’ai pas eu le choix”, “l’automédication dans les bars”, confesse un autre, “ça fait plus de dégâts au final”. 

Et puis il y a la culpabilité aussi. Culpabilité du survivant : “j'ai eu du mal à montrer ma peine à mon entourage parce que j'étais gênée d'être en vie". Culpabilité de ne pas être parvenu à protéger leur collègue ou les membres de la rédaction de Charlie Hebdo : “depuis cinq ans, sans les connaître, je me sens proche d’eux”, confie le policier qui est entré dans les locaux du journal, “peut-être qu’on aurait pu arriver plus tôt et éviter ça. Je suis désolé pour ce qu’il s’est passé”. Ce policier pour lequel, “au fond, on défend les mêmes valeurs. Ils font des dessins humoristiques et nous on est là pour assurer cette liberté”.