"La Cravate", le docu passionnant qui retrace le parcours d'un jeune militant FN et ses désillusions
Par Eva Bettan, Lorélie Carrive
Pendant huit mois, au cours de la campagne électorale de 2017, Mathias Théry et Étienne Chaillou ont suivi Bastien, 20 ans, militant au Front national. L'occasion de sonder les motivations intimes de ce jeune Picard, d'abord impressionné par le pouvoir, avant d'être déçu par l'opportunisme du monde politique.
Un fauteuil vide, filmé du dessus. Cheveux courts, épaules larges, visage poupin, un jeune homme âgé d'une vingtaine d'années s'y installe. Il découvre alors un cahier où a été retranscrite une histoire : la sienne. Celle d'un militant FN dans la Somme, un temps séduit par les sirènes du parti frontiste, avant de connaître la désillusion.
Ainsi commence le passionnant documentaire "La Cravate", explorant les ressorts de l'engagement politique. Le film de Mathias Théry et Étienne Chaillou tient en partie sa force du dispositif utilisé : entre les images de reportage tournées durant les huit mois au cours desquels ils ont suivi Bastien lors de la campagne électorale de 2017, s'intercalent les séquences où le jeune homme découvre le récit de sa vie, écrit par les réalisateurs à la façon d'un roman.
Au micro d'Eva Bettan, Mathias Théry explique les raisons de ce choix narratif et analyse la portée de ce documentaire, à la fois intime et politique.
FRANCE INTER : Pourquoi avez vous opté pour ce dispositif très littéraire ?
MATHIAS THERY : "Assez tôt, nous avons senti que Bastien aurait un destin, à la manière de certains personnages des livres d'initiation, des romans du XIXe siècle. C'est l'histoire d'un jeune qui pense qu'il va monter au sein du Front national et en devenir un cadre. C'est donc le récit d'une évolution.
Sur ces sujets, notre travail de cinéaste est aussi de trouver la bonne distance, aussi bien avec le parti qu'avec le personnage. Le recours à la littérature permet de trouver cette distance, et même de la faire varier : parfois, nous sommes dans une description un peu neutre, celle d'une époque. À d'autres moments, on entre dans la tête de Bastien. Ce que nous voulions, c'était cerner ses motivations profondes, ses ressentis, la relation intime qu'il entretient avec le FN.
Quand on tourne le film, on est bien conscient d'être face à un parti en pleine opération séduction, qui maîtrise son image face aux caméras. Il fallait donc que nous puissions regarder tout cela avec beaucoup de distance. Un parti politique, et le FN en particulier à cette période là, ne fait que de la communication. Si l'on se contente de montrer ce que l'on nous donne à voir, on devient juste un haut-parleur.
Il était aussi important que l'on puisse livrer à Bastien l'histoire que l'on raconte de lui. C'est pour cela que, dans le film, on le découvre en train de lire ce texte qui raconte sa vie. Il a le pouvoir de commenter, d'arrêter le récit, de dire s'il n'est pas d'accord."

Vous faites aussi un dialogue : comment parle-t-on avec quelqu'un qui n'est pas du même bord ?
"Ce film est une tentative de discussion. Nous avons rapidement compris que si l'on reproduisait les débats télévisés où les camps opposés s'affrontent, on aurait quelque chose d'inopérant où chacun amène ses arguments et personne ne s'écoute vraiment.
Le spectateur observe donc comment, nous, nous essayons de recréer un dialogue avec quelqu'un qui ne pense pas comme nous, sans être aveuglé par l'idéologie qui se joue en face. On essaie de raconter une histoire longue : celle qui amène un jeune de 20 ans à être un super militant pour le Front national".
Votre documentaire n'est-il pas un moment de la "dédiabolisation" du Front national ?
"C'est une histoire qui se passe dans ce paysage de 'dédiabolisation', terme inventé par le Front national. Les militants que l'on suit en sont des champions. Éric, le jeune chef de Bastien, est un jeune de 23 ans, chapeauté par Florian Philippot et aguerri aux exercices médiatiques. On voit très bien les efforts qu'ils mettent en place pour changer l'image du FN.
Bastien lui, veut être respecté, considéré. Mais dans le film, il se rend compte que cette 'dédiabolisation' devient un obstacle. Au vu de son passé (qu'on ne va pas dévoiler ici, ndlr), à un moment donné, on lui dit qu'au sein d'un FN qui veut bien présenter, il n'a pas sa place. Le parti a trop souffert de sa mauvaise réputation. Quelqu'un qui a une étiquette faisant tache, on le met de côté."
Dans les propos de Bastien, on comprend aussi que le système conduit les partisans du FN à rester entre eux. Le jeune homme perd par exemple son poste quand ses employeurs apprennent qu'il est au Front national...
"De par un enchaînement de faits, Bastien est souvent conforté dans son idée qu'au FN, il est au bon endroit, car il est victime du rejet du reste de la société. Il nous a dit qu'avec ce film, c'est la première fois qu'il discute aussi longuement avec des gens qui ne pensent pas comme lui. Qu'avant, les discussions qu'il avait avec les gens se résumaient à des insultes, qui ne faisaient que le renforcer dans sa position. Le fait de pouvoir se sentir écouté, de discuter, lui permet de faire une forme d'examen de conscience, et donc d'évoluer."
Ce qui est aussi intéressant dans votre film, c'est par exemple la scène - fameuse - où Marine Le Pen vient à l'usine Whirlpool, sur fond de grèves, d'occupations. Et on voit bien comment les quelques militants font le travail de préparation sur place.
"Oui, c'est un travail d'infiltration. On voit comment ils viennent à l'avance, s'assurer que tout va bien. Ils s'assurent de la sympathie des ouvriers en affirmant qu'ils sont du même bord. Ils prennent ensuite leur place devant les caméras. C'est un travail millimétré."
Au-delà du portrait d'un homme, qu'est-ce que ce film nous permet de comprendre de façon plus générale, selon vous ?
"Le pouvoir du cinéma en général, ce sont les histoires particulières qui nous parlent d'une époque. C'est en observant très précisément les relations entre la vie intime de Bastien et son engagement que l'on comprend sur quoi ce parti travaille.
Un parcours intime, c'est à la fois des choses très singulières et des choses collectives. Bastien partage des choses avec le reste des militants Front national : une colère, une blessure, une révolte personnelle contre ce qu'ils appellent la bien-pensance. Il y des choses qui se sont très mal passées à l'école et qui sont le point de départ de tout. Ils partagent le sentiment d'être méprisés par beaucoup de gens.
Le parti vient apporter à Bastien des grilles de lecture sur sa propre vie en lui disant : 'Si tu as mal là, c'est que telle population veut prendre ta place ou que telle population te veut du mal'. Il lui désigne des ennemis, des boucs émissaires."
"La Cravate", de Mathias Théry et Étienne Chaillou, sort en salles le 5 février.
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