La disparition des lucioles
Quelques mois avant sa mort, le 1er février 1975, dans le Corriere, Pier Paolo Pasolini publie L’article des Lucioles . Ce texte désormais célèbre est teinté d’une introspection quasi testamentaire qui trouve écho à la lettre à son ami Franco Farolfi du groupe littéraire Eredi, formé quand il vivait à Bologne 25 ans plus tôt : « Au début des années 60, à cause de la pollution atmosphérique, et surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître.Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. (Aujourd’hui, c’est un souvenir quelque peu poignant du passé : un homme de naguère qui a un tel souvenir ne peut se retrouver jeune dans les nouveaux jeunes, et ne peut donc plus avoir les beaux regrets d’autrefois.) Ce « quelque chose » qui est intervenu il y a une dizaine d’années, nous l’appellerons donc la « disparition des lucioles ».Ce titre devient le thème d’une exposition pour la prison désaffectée à Avignon, titre qui prend tout son sens quand on relit ce texte fondateur de la culture sociale, esthétique et politique des années 70 en Italie. P.P. Pasolini, en choisissant les lucioles comme métaphore d’une société révolue, éclairait le monde tel un veilleur de nuit avec les derniers scintillements d’une civilisation, celle d’une culture qui, partout en Europe, allait être dévorée par La société du spectacle, pour reprendre le titre du chef d’oeuvre de Guy Debord, cet autre veilleur de nuit contemporain de l’auteur de Teorema, Mamma Roma ou de L’Evangile selon saint Mathieu.....L’année 2014 marque un tournant essentiel pour la Collection Lambert en Avignon. En effet, afin d’accueillir dans un écrin d’exception l’importante donation de 556 oeuvres d’art contemporain d’Yvon Lambert à l’Etat français, la Collection Lambert doit fermer ses portes au public jusqu’à l’été 2015 pour des travaux d’extension.
La Collection Lambert en investira les cellules, les couloirs et certaines cours avec des oeuvres de la prestigieuse collection privée d’Enea Righi dont les ensembles de certains artistes seront complétés par les oeuvres d’autres grandes collections publiques ou privées. Le titre qui emprunte à ce célèbre texte que Pasolini publia en 1975 dans le Corriere imprégnera le cheminement du visiteur de part en part, si bien que l’exposition se vivra comme une expérience sensible dans laquelle les lieux si chargés de mémoire et les oeuvres se combineront de manière que survivent ces lucioles chères au cinéaste Italien. Il y sera question d’enfermement bien sûr, mais aussi du temps qui passe, de la solitude et de l’amour.Pour que le dialogue attendu entre les oeuvres et le bâtiment soit fort, producteur de sens, le parti pris a été de laisser en l’état la Prison Sainte-Anne. Exposée dans sa cellule, chaque oeuvre deviendra ainsi luciole , élément poétique à la douce lumière résistante, offrant au spectateur la possibilité d’un nouveau champ d’expérimentation.
Quelques thèmes de l'exposition
Le temps qui passe, le temps qu’il fait.
La sensation de la temporalité, ce « Temps suspendu », « Ces heures qu’on égraine », « Le temps qui ne passe plus », est bien entendu le leitmotiv qui suit le parcours comme ces heures, ces journées, ces mois qui passaient si lentement dans cet univers carcéral. Les vidéos de Guy de Cointet de chaque heure figée sur le cadran de l’horloge sont projetées à chaque passage d’un étage. Les montres annuelles de Boetti sont associées aux cartes postales qu‘On Kawara envoyait à Yvon Lambert, où chaque jour il notait l’heure de son réveil.Le portrait de Francesco Vezzoli reprenant un portrait d’Ingres qui pleure des montres moles de Dali, une peinture de temps d’Opalka , ou encore lesdeux pendules de Felix Gonzales-Torres « Perfect lovers » reprises parYann Sérandou r sont à proximité des poèmes de Paul Verlaine emprisonné à Mons après sa tentative de meurtre sur la personne d’Arthur Rimbaud. Le poète purge sa peine en écrivant ses plus belles poésies dans le recueil « Cellulairement » dont les manuscrits originaux seront présentés avec le fameux « Le ciel est par dessus le toit, si bleu, si calme ».Ce temps, c’est aussi la fluctuation météorologique à laquelle les détenus étaient si sensibles dans cette prison orientée au Nord est, à l’ombre du Rocher des Doms : un rayon de soleil comme un reflet de diamant avec Trisha Donnelly , une pluie d’étoiles avec Kiki Smith ou les douces lumières avecSpencer Finch , les lampes saturniennes et mélancoliques deLoris Gréaud , les ciels peints deMarkus Schinwald , une « Pluie pourrie » sur un néon deClaude Lévêque ou encore «__ Cette obscure clarté qui tombe des étoiles__ », grande feuille constellée de graines de tournesols par Anselm Kiefer …La fin de l’exposition présente un film de Melvin Moti projetant des lumières découpées comme des vitraux médiévaux : il s’agit de la représentation mentale et cognitive d’un détenu qui, ayant passé une longue période à l’isolement, retrouve enfin l’expérience de la lumière du soleil qui l’aveugle.L’isolement
l’isolement est aussi un des thèmes récurant de l’exposition, avec des oeuvres directement liées à l’univers carcéral ou à l’idée de l’enfermement : si Mathieu Pernot illustre avec ses Hurleurs ces hommes et ces femmes qui viennent crier des messages pour qu’ils soient entendus « par dessus le toit »,Xavier Weilhan installe des policiers qui mènent l’enquête au fond d’un couloir quand Douglas Gordon fait ici ses « Punishment excercice », répétant un détail de son visage où apparait une cicatrice rappelant la marque du diable.Le collectif Clairefontaine a repris le principe des chaussettes remplies d’argent, de cigarettes ou de cartes à puces pour téléphones lancées du Rocher des Doms vers les cours de la prison avignonnaise qui tombaient ou non au bon endroit et vers le bon destinataire. Cette fois-ci, ce sont des dizaines de balles de tennis qui jonchent le sol, coupées et remplies de messages secrets lancées« au petit bonheur la chance ».Kendell Geers réalise une étoile composée de matraques, Jean-Michel Poncin retrouve un ancien détenu d’Avignon qui accepte de raconter ses 20 ans de bagne à
travers un processus narratif et mémoriel émouvant : à chacune de ses incarcérations correspond un poste précis dans la prison qu’il dessine, jusqu’à représenter entièrement la carte mentale et géographique de Sainte-Anne. Ce témoignage est précieux grâce à son processus pudique et bouleversant.Plus allégorique, Mounir Fatmi filme un homme dormant avec le tic tac d’une pendule près de lui. Ne pouvant filmer l’écrivain Salman Rushdie qui se terre depuis 1988, date de la parution de ses « Versets sataniques » qui ont déclenché une Fatwa internationale par des islamistes intolérants, l’artiste a recréé un portrait ressemblant quasi immobile, en référence au célèbre film d’Andy Warhol « Sleep », ou le pape du Pop art laissait tourner sa caméra face à un ami, John Giorno, dormant dans un train couchette : pour Salman Rushdie, la planète terre est devenue sa prison à ciel ouvert.Erotisme et solitude, voyeurisme et mélancolie se retrouveront dans les magnifiques clichés de la série de graffitis de Brassaï, les dessins brûlés de l’artiste polonaisMiroslaw Balka ou les fameuses photographies du Tchèque Miroslav Tichy (1926-2011), images réalisées avec un appareil photographique bricolé par cet immense artiste dont on a redécouvert le talent tardivement, pur voyeur traquant les jambes des jolies femmes alors qu’il vivait une existence difficile jusqu’à écoper de huit années de prison enfermé dans des camps de réinsertion communiste…Le quartier des femmes
Les femmes artistes ont une place importante dans cette exposition, puisque la prison avait dès son origine un quartier qui leur était réservé et qu’on ouvrira aux visiteurs. Les Papesses de l’an dernier formeront le noyau dur de ce quartier, avec des oeuvres de Berlinde De Bruyckere qui avait tant intrigué le public, Jana Sterbak, Louise Bourgeois et Kiki Smith , avec là, des oeuvres nouvelles jamais montrées en France. Aux oeuvres de la Collection Lambert, celles de Barbara Kruger, Jenny Holzer ou de Nan Goldin feront face des monstres sacrées détenues depuis longtemps parEnea Righi : Roni Horn, Zoe Leonard, Joan Jonas et aussi Barbara Blum, Trisha Donnely , ou des artistes des années 70 dont on redécouvre le talent : Anna Mendieta ou Ana Maria Maiolino .Une oeuvre sonore de la française Dominique Gonzales-Foerster sera un point de mire minimal mais au combien symbolique : dans une cellule, une simple goutte d’eau qui tombe rappellera le temps qui passe, l’ennui et la folie qui guette.
La liberté retrouvée et le retour des lucioles Le film de Jean Genet, « Un chant d’amour » , son seul film jamais réalisé est d’un érotisme torride et intrigant. Les scènes d’une poésie sensuelle (l’amour à travers un mur avec une paille diffusant de la fumée de cigarette qu’on s’échange) alternent avec des scènes violentes entre un maton voyeur et des prisonniers condamnés à subir ses humiliations.
Ce chant est un hymne à la liberté, comme le proposent tous les artistes réunis dans cette dernière partie de l’exposition :François Xavier Courrèges filme 19 portraits de jeunes banlieusards qui vous disent « Je t’aime », Jori Kovanda présente des performances minimales de la fin des années où le communisme interdisait même un baiser dans la rue, Jonathan Hororitz reprend la célèbre chanson de Gainsbourg avec Jane Birkin chantant des « Je t’aime » alors que se consume une cigarette sur fond d’écran.Nan Goldin illustre la libération d’une amie par une grande fête ou Joey sort de prison en soufflant sur son gâteau. Tout est renversé : la belle Joey est en fait un transsexuel amie de Nan depuis trente ans, le nombre de bougies égale non pas son âge… mais le nombre de mois passés en détention pour prostitution et trafic de drogue. La joie se confronte toujours à la dure réalité de la vie avec Nan Goldin.Le retour des lucioles, ce sont les milliers de ballons suspendus dans un couloir de 100 m de long par Philippe Parreno . Avec « Speech Bubbles », chaque ballon est comme une bulle de bande dessinée, un texte muet qui refermerait le contenu d’un rêve. Les projections silencieuses deDavid Lamelas des années 70, les installations lumineuses de Kuri ou de Spencer Finch, celles de Loris Gréaud et de Massimo Bartolini restitueront cette question des lucioles disparues à jamais ou revenues si l’humanité était plus clémente ?Miroslaw Balka propose une réponse avec son installation « Heaven », de simples serpentins de plastiques qui vrillent à la lumière et qui s’irisent selon le vent, telles des larmes ou des éclats de joie.