"La mémoire du bout des doigts" : un texte inédit de et par Philippe Delerm
Par Lucile Valeri
Philippe Delerm est un homme de textes. Augustin Trapenard s’en doutait. Cela a donné une carte blanche inattendue : vous avez la chance d’entendre un texte inédit aujourd’hui.
Philippe Delerm est accueilli comme un prince aujourd’hui par Augustin Trapenard pour les vingt ans de son livre La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules.
L’écriture est une façon de me soigner.
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L’homme a publié plusieurs romans, nouvelles et essais depuis 1997 et les textes qui l’ont fait connaitre au grand public. Il se consacre pleinement à la littérature, maîtresse exigeante, depuis 2007 et dirige la collection « Le goût des mots » (aux éditions Points et Seuil) consacrée à la langue française, depuis 2006. Avec Augustin Trapenard, Philippe Delerm a traversé la littérature, allant de ses propres romans à ceux d’Agatha Christie, aux poèmes de Louis Aragon et en passant même par l’enseignement de la littérature.
Le plagiat littéraire et le clin d’œil ont fasciné Augustin Trapenard. Il a donc demandé à Philipe Delerm, auteur d’une réédition illustrée de son premier texte, La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules et la publication d’un texte pour adolescents C’est trop bien si le plagiat était un outil chez lui, ou s'il l'avait déjà rencontré... L’écriture comme thérapie, mais l’écriture également comme répétition : Philippe Delerm a-t-il peur de réécrire constamment le même livre ? Et bien, non ! Car voir de nouvelles choses dans le monde, c’est faire évoluer son écriture.
Beaucoup de gens s’imaginent que je suis quelqu’un de très zen, qui a une façon d’apprivoiser la vie avec sérénité, de regarder les choses avec une grande distance et en fait c’est tout le contraire, […] je suis plutôt quelqu’un d’anxieux, toujours inquiet de ce qu’il va se passer notamment par rapport aux gens que j’aime bien.
Augustin Trapenard souhaitait avoir de nouveaux petits plaisirs découverts par Philippe Delerm depuis vingt ans : il a semblé déçu que Boomerang ne fasse pas partie de ces nouveaux plaisirs. Mais nous, c’est notre petit plaisir, Augustin Trapenard...
Mais Philippe Delerm est plus un homme de bonheur qu’un homme de plaisir. Le bonheur porte pour lui une certaine gravité : « Le bonheur, c’est d’avoir quelqu’un à perdre », définition donnée dans le livre Le Bonheur. Tableaux et bavardages.
La musique de cette émission a été choisie par Philippe Delerm : Les grands boulevards par Yves Montand. Ça, c’est un petit plaisir de Philippe Delerm. On espère que cela peut devenir le vôtre...
J’ai adoré être prof, mais je ne veux surtout pas être prof de bonheur.
La carte blanche de Philippe Delerm : La mémoire du bout des doigts par... Philippe Delerm
Pour sa carte blanche, on a eu la chance d’avoir un texte inédit de Philippe Delerm : La mémoire du bout des doigts.
La mémoire du bout des doigts.
L’index se promène sur l’écran de la tablette ou du smartphone. Des images passent. Parfois, le doigt s’arrête, un sourire nait au fond des yeux. Un peu de passé proche vient à la surface. Étrange, cette façon de faire naitre et d’abolir. Il y a une extrême précaution dans le principe, une incantation de la surface, une caresse étrange, du bout d’un seul doigt. On n’exhume pas, on ne consulte pas, on apprivoise.
On dirait bien que le smartphone ou la tablette ont changé la nature de la mémoire. Ce n’est pas une petite madeleine, la scène n’est pas miraculeuse, elle a été ordonnée, désirée. Mais ce n’est pas du tout comme une photo que l’on tient, que l’on oriente, qu’on colle aux quatre coins. La vie est là mais de l’autre côté de la paroi, le doigt qui la suscite, qui l’invite, qui la fait disparaitre. Ce doigt-là ne commande pas, il touche sans toucher, il vénère, il effleure. Il voudrait peser toujours moins, s’effacer, devenir juste un souffle. Du coup, c’est le passé qui semble mis en cause : a-t-on vécu vraiment ce qu’on a fait que frôler sans l’atteindre ? Il y a une résignation dans ce cérémonial infinitésimal, dans ce silence. Du bout du doigt, on ne peut qu’approcher. Ou pas même, il reste comme un doute dans cette proximité si lointaine. On fait glisser sur un miroir ce qu’on a cru tenir, tout ce qu’on a cru faire, du bout du seul doigt qui ne veut rien effaroucher. Rien ne coûte plus rien. On découvre comme une élégance de soi-même, comme une lassitude aussi par trop d’évanescence. C’est tellement parfait, tellement détachée. Les enfants, les amours, les paysages aimés se succèdent à l’horizontale, trace un sillage sur la patinoire et s’envole et se noie du bout du doigt, sous le glacier de la paroi.
On trouve les changements récents de la technologie, dans ce texte : on n’est plus dans l’exhumation d’un souvenir qui serait commandé par le fil de la lecture d’un texte, ou par l’action de croquer dans un petit gâteau dans le style « madeleine de Proust », mais dans un passage éphémère d’images furtives. On ne retient plus, on ne se laisse plus porter par l’inspiration de l’écrivain, mais plutôt par le choix de son fil Facebook qui choisit pour nous ce qui va forcément nous plaire.
Philippe Delerm y décrit le geste du doigt, de la main qui touche, effleure, traverse l’écran, qui ne tourne plus les pages du livre, mais qui touche sensuellement un écran qui ne répond pas à l’humain de la même manière que la littérature. Philippe Delerm, dans ce texte, évoque également les souvenirs qu’on stocke par mégabits sur nos smartphones et tablettes que, quelques fois on consulte, sans s’identifier à nous-mêmes, alors que nous sommes présents sur les photos. Le passé est ainsi remis en cause : ces souvenirs existent-ils ? Est-on heureux de les voir ? Philippe Delerm évoque seulement un « sourire » au début du texte, mais ensuite ? Avec la furtivité de ces souvenirs qui ne semblent plus nous appartenir, trouve-t-on du bonheur à les regarder ? La disparition, l’absence de présence de ces souvenirs car numériques est également importante pour Philippe Delerm. Finalement, il y a un sentiment de résignation, quelque chose de détaché, comme si on renonçait finalement à cette photographie numérique, à ce souvenir, finalement…