La Russe Victoria Lomasko, prix du courage artistique 2023 en BD : "J'ai fui la censure"

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La Russe Victoria Lomasko, prix du courage artistique 2023 en BD : "J'ai fui la censure"

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Victoria Lomasko, prix du courage politique en BD 2023
Victoria Lomasko, prix du courage politique en BD 2023
- Hoochie Coochie

Près d’un an après le début de l'invasion en Ukraine, le prix du courage artistique en BD, dit « Prix couilles au cul », couronne une artiste russe. Décerné pendant le Festival d’Angoulême, il honore une créatrice talentueuse et courageuse, qui doit se battre pour continuer de publier.

En mars 2022, Victoria Lomasko est contrainte à l’exil suite à ses reportages engagés dans lesquels elle traite de l’actualité politique et sociale de la Russie. L'œuvre de cette artiste dissidente, reconnue et exposée internationalement, s’inscrit dans la tradition du reportage dessiné russe.

Depuis plus de dix ans, Victoria Lomasko collabore à de nombreuses revues et journaux internationaux tels que Russkii Reporter, Volya (Russie), The New Yorker (USA), The Guardian (Royaume-uni), Internazionale (Italie), die Tageszeitung (Allemagne), Knack (Belgique), et, en France, Libération, CQFD, Courrier International.

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L’auteur de BD Joe Sacco dit d’elle : « En adoptant le point de vue rugueux de la foule, Victoria Lomasko entrelace magistralement le calme du désespoir et la défiance à visage découvert. Ses dessins relèvent d’une nature urgente que je ne peux qu’envier. Victoria Lomasko est une artiste courageuse. » Victoria Lomasko assume son engagement : « M’envelopper dans le silence est impossible pour moi. Comment pourrais-je tourner le dos à tous ces gens que j’ai dessinés pendant ma carrière ? »

Le prix « Couilles au Cul » pour le courage artistique récompense un artiste talentueux et courageux, qui doit se battre pour continuer de publier. En recevant ce prix, la lauréate ou le lauréat qui subit des menaces dans son pays s’assure de soutiens et d’opportunités professionnelles. Ce prix a été créé par Yan Lindingre, le Off du Off et ActuaBD en 2016 à la suite de l’annulation d’un « Prix de la liberté d’expression » lancé par le Festival international de la BD d’Angoulême et Charlie Hebdo après les attentats de janvier 2015.

Planche de "La dernière artiste soviétique" par Victoria Lomasko
Planche de "La dernière artiste soviétique" par Victoria Lomasko
- Hoochie Coochie

Une censure par l’invisibilisation

Victoria Lomasko : « Les journalistes et le public aimeraient que je leur raconte comment j'ai été arrêtée, comment on a perquisitionné mon appartement, comment on m'a poursuivie en justice… Mais il ne m'est rien arrivé de tel.

Les artistes performeurs, comme les Pussy Riot et Piotr Pavlenski, et beaucoup d'artistes activistes ont vécu des perquisitions, des arrestations et des procès. Mais je ne fais rien de tout cela. Je ne suis que le témoin et la chroniqueuse de processus sociaux et politiques. Le régime poutinien m'a donc traitée différemment en me coupant du public russe. En Russie, aucun musée et aucune galerie n'ont travaillé avec moi. Je n'ai été invitée à aucune table ronde. Je n'ai pas été interviewée. Et mes candidatures sont restées lettres mortes. Au début, quand la censure m’a transformée en artiste invisible, cela m'a rendue furieuse. Puis j'ai compris que ce n'était qu'en étant invisible que je pouvais continuer à vivre en Russie et à dépeindre ce qu'il s'y passait. Je l'ai fait jusqu'à ce que le régime autoritaire se transforme ouvertement en dictature. »

Un départ suite à la guerre en Ukraine et une intensification de la pression sur les artistes

Victoria Lomasko « J'espère qu'à l'heure actuelle, alors que la guerre a lieu depuis près d'un an, même les personnes les moins éveillées réalisent qu'il y a une dictature en Russie et que la moindre expression de désaccord avec le régime poutinien est immédiatement et sévèrement réprimée. Ceux qui ont ouvertement fait quoi que ce soit contre le régime n'ont que deux options : fuir le pays ou aller en prison.

Au début de la guerre, il était évident pour moi qu'après avoir réalisé des œuvres politiques pendant plus de dix ans, je ne pouvais pas rester en Russie. Beaucoup d'artistes politisés espéraient pouvoir rester et agir depuis l'intérieur. Mais durant l'année écoulée, la police leur a tous rendu visite. Ils ont été perquisitionnés. Leurs archives ont été saisies. Ils ont eu des amendes. Certains ont même été poursuivis pénalement. Ils ont donc eux aussi fui la Russie, simplement un peu plus tard.

Actuellement, ce sont surtout la France et l'Allemagne qui aident les gens comme moi : les artistes russes protestataires et les intellectuels. J'ai fui en France parce qu'elle m'avait délivré un visa touristique de courte durée, et ensuite, l'Allemagne m'a accordé une bourse. »

Les jeunes Russes veulent des espaces sûrs, conviviaux et découvrir un monde sans frontières

« Nous voulons vivre aussi bien que les Occidentaux, mais dans notre pays », dit Diana, 23 ans, dans La Dernière Artiste soviétique.

Victoria Lomasko : « Diana veut dire qu'elle veut avoir des droits civiques, pouvoir s'exprimer, militer et changer la société. Sa phrase – qui n'est qu'un détail du livre – révèle le conflit existant entre la génération soviétique et celle des vingtenaires et trentenaires qui a des valeurs diamétralement opposées. La génération soviétique est prête à vivre dans un pays fermé et à endurer des privations à condition que la Russie soit un empire immense et puissant. La jeune génération veut construire des espaces sûrs et conviviaux, goûter et découvrir un monde sans frontières. »

Des femmes armées par la rage du désespoir

Le livre montre le courage impressionnant des femmes qui résistent aux pressions.

Victoria Lomasko : « Beaucoup de femmes des pays d'ex-URSS n'ont jamais vécu dans de bonnes conditions et ne savent pas ce qu'est la sécurité. Parallèlement à la violence de l’État, il y a celle de nos familles. Les femmes n'ont nulle part où se réfugier. Tout va si mal que certaines d'entre elles ont commencé à se battre avec l'énergie du désespoir. »

Quelle suite pour la Guerre en Ukraine ?

Victoria Lomasko : « Je ne crois pas que la guerre va s'achever en 2023. Je crois que bien d'autres tragédies nous attendent. Étant donné que la tragédie a déjà lieu, j'aimerais que nous en tirions tous des leçons. Les Russes doivent comprendre que quand quelqu'un ne s'occupe pas de politique, la politique s'occupe de lui. Mais je ne suis pas une Cassandre et je ne fais pas de prédictions. Ça m'intéresserait beaucoup plus qu'on me parle d'art. Il est dommage qu'on ne m'interroge pas là-dessus. »