"La société du supermarché" : Jérôme Fourquet analyse "La France sous nos yeux"

Le politologue Jérôme Fourquet était invité dans l'émission "Un monde nouveau" à l'occasion de la sortie de sa nouvelle étude, où il interroge notamment l'analogie entre la puissance de la grande distribution en France et le poids central de la consommation dans le mode de vie des Français.
Il est aujourd'hui l'un des meilleurs connaisseurs de notre pays et de ses habitants. Dans son dernier ouvrage, co-écrit avec le journaliste Jean-Laurent Cassely "La France sous nos yeux. Economie, paysages, nouveaux modes de vie" (Seuil), le politologue, expert en géographie électorale à l'Ifop, analyse les réalités économiques et sociales du mode de vie des Français périurbains et néo-ruraux.
Une plongée sociologique dans l'imaginaire et la vie quotidienne de cette France ignorée d'elle-même, mais dont les pratiques sociales ne vont pas sans être liées à quantité de transformations que la France a connues au cours des dernières décennies.
Il constate qu'une grande part des Français se retrouve largement dépendante d'un nouvel urbanisme commercial, dont les origines remontent aux tout débuts des Trente Glorieuses. À travers ce phénomène, c'est tout le poids de la consommation dans l'imaginaire quotidien des Français que le chercheur a souhaité mesurer. Une culture de la consommation qu'entretient le secteur de la grande distribution dont la puissance n'a cessé de croitre à tous les niveaux depuis les années 1970-1980. Elle représente sans doute l'un des maillons sociaux et économiques les plus déterminants de la vie des Français. Un phénomène culturel qui explique sans doute pourquoi il a progressivement conduit la société française à faire de la question du pouvoir d'achat, sa priorité absolue, et son accès à la consommation, son ultime salut.
Dans une note publiée pour la Fondation Jean-Jaurès avec le communicant Raphaël Llorcat, il raconte l'essor de "la société du supermarché". Il raconte comment les supermarchés ont remplacé les usines et les petits commerces locaux, pour s'imposer comme le nouveau cœur battant de toute une partie de notre société : "On connaît la société de consommation et par "la société du supermarché" on a voulu mettre l'accent sur plusieurs phénomènes. D'abord, le poids central de la consommation dans nos vies, dans notre civilisation. Ce n'est pas un hasard si la question du pouvoir d'achat est aujourd'hui en tête des préoccupations. Et puis on a voulu également mettre en lumière le rôle majeur d'un secteur économique à part entière : 'la grande distribution', qui a acquis au fil des décennies un poids tout à fait colossal sans forcément qu'on en prenne vraiment conscience.
Là où en 1980, une enseigne comme Intermarché alignait seulement 310 magasins en France, ils possèdent aujourd'hui 1850 magasins. Ils ont créé 1500 magasins en seulement 40 ans.
Aujourd'hui, chaque bourgade de quelques milliers d'habitants qui se respecte possède sa zone commerciale, car c'est aussi devenu le cœur battant de toute une partie de la société dont la salut passe essentiellement par la libre accessibilité à la consommation. Si c'est là qu'on consomme, c'est aussi là qu'on travaille, qu'on se divertit, et qu'on manifeste.
La Grande surface, une place majeure
Dans cette France qui s'est considérablement désindustrialisée dans beaucoup d'endroits, la grande surface dispute le statut de premier employeur local. C'est elle aujourd'hui qui sponsorise les clubs sportifs locaux, quand il y a 30 ou 40 ans, ça aurait été un groupe industriel.
La grande distribution a pris une telle place dans les pratiques sociales des Français qu'elle pèse presque tout autant que les anciens corps intermédiaires puissants qui rythmaient la vie des sociétés passées, comme la place du marché, le Parti communiste ou encore l'Eglise qui se sont progressivement délités.
Aujourd'hui elle participe pour beaucoup à faire du pouvoir d'achat la priorité numéro un des Français. On vit dans une société de consommation où le citoyen est avant tout un citoyen-consommateur et ne se considère citoyen que s'il peut exercer son droit à consommer. Si cette potentialité qui lui est offerte lui est restreinte, alors il en ressent une très forte frustration sociale liée à une dimension éminemment politique et symbolique.
Quand le grande distribution gagne en influence politique
Aujourd'hui quand on fait le point sur ce qui mobilise et réunit dans un seul et même lieu, les moyens de sociabilité, il ne reste plus que la grande surface, la grande distribution qui est, d'après le politologue, un acteur à la fois économique, social susceptible de suffisamment peser dans la balance politique tant elle devenue très symbolique. Notamment en se faisant la défenseur de l'intérêt général des Français en voulant à tout prix défendre son pouvoir d'achat : "Comme Michel-Édouard Leclerc qui ne fait que reprendre le credo traditionnel de la grande distribution. Tous unis contre la vie chère… Mammouth écrase les prix… Historiquement, il y a eu une espèce de pas de deux qui s'est joué entre la grande distribution et les pouvoirs publics parce que la grande distribution, dans les années 1970-1980, a été un allié objectif très puissant des pouvoirs publics pour essayer de casser l'inflation.
Aujourd'hui, la grande distribution reprend ce rôle-là avec une tonalité parfois relativement poujadiste (mouvement social qui, paradoxalement, s'était en son temps constitué contre l'essor de la grande distribution !).
Certains responsables de la grande distribution pointent alors les responsabilités des pouvoirs publics quand ils prétendent défendre le pouvoir d'achat des Français contre l'industrie agroalimentaire qui surferait sur la crise. Autre exemple, la grande distribution pousse même jusqu'à la proposition d'une commission d'enquête parlementaire pour voir comment sont constituées les marges.
Aujourd'hui, on en est arrivé à une situation où c'est en partie la grande distribution qui dicte l'agenda politique puisque cette proposition a été reprise par les députés. De la même manière, un certain nombre de responsables politiques, dans leurs campagnes électorales, ont parfois parlé comme des patrons de la grande distribution. Quand ils proposent un blocage de la TVA sur un panier d'une centaine de biens de première nécessité, c'est typiquement un type de proposition qu'on pourrait retrouver dans les annonces de la grande distribution.
L'autre avantage concurrentiel de la grande distribution sur le politique, c'est quand elle prétend connaître les Français mieux que n'importe quelle autre structure dans le pays, tout en alimentant une dimension performative du langage, qui consiste à tenir ses promesses en termes de propositions de baisses des prix de tel et tel produit qui se traduisent plus rapidement que quand un ministre de l'Économie annonce des changements politiques à venir, dont la transformation des mécanismes prend en général énormément de temps. Il y a comme une supériorité du discours de la grande distribution".
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📖 LIVRE - Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely : "La France sous nos yeux. Economie, paysages, nouveaux modes de vie" (Seuil)