Le bridge dentaire d'Anne d'Alègre, aristocrate du XVIIe siècle
Par Sophie Bécherel
Découvert en 1988, le squelette d'Anne d'Alègre comtesse de Laval, a récemment fait l'objet de nouvelles études. La dentition, particulièrement bien conservée, révèle que cette aristocrate, morte à 54 ans, portait une prothèse dentaire en ivoire pour cacher la perte d'une incisive.
Le sourire d'Anne d'Alègre vient de livrer son secret et avec lui, le portrait de cette aristocrate protestante s'enrichit encore. Son squelette, retrouvé dans la chapelle du château de Laval lors de travaux de restauration, avait fait l'objet d'une étude complète publiée en 1992. De nouvelles analyses sur sa bouche, réalisées par des médecins légistes des Hôpitaux de Toulouse, révèlent l'état de santé bucco-dentaire de cette femme à la vie aussi trépidante que stressante.
La perte de son incisive
Après un bref mariage avec Paul de Coligny, dernier comte de Laval, elle se retrouve veuve à 21 ans et mère d'un fils unique François dit Guy XX. Le pays est en pleine guerre de religion et les protestants sont contraints de se cacher. Anne d'Alègre parvient à mettre son fils à l'abri, mais ses biens lui sont confisqués par le roi de France Henri III. Treize ans plus tard, elle se remarie avec le gouverneur de Normandie, de 30 ans son aîné et devient veuve une seconde fois. Entre temps, "son fils s'est converti au catholicisme lors d'un voyage en Italie et une rencontre avec le pape" précise Jérôme Tréguier, directeur du musée des sciences de Laval où se trouve aujourd'hui exposé le squelette d'Anne d'Alègre. Il part en croisade " mais à la première escarmouche, est tué ". Il a 20 ans. Pendant 3 ans, entre 1605 et 1609, catholiques et protestants se disputent sa dépouille, qui, mise dans un cercueil de plomb et de cuivre, conduit les os à devenir verts.
Sa mère, organisatrice de réunions mondaines, à l'affût des modes, est l'une des premières "à rouler carrosse" pour se rendre au prêche le dimanche. Sans que les historiens ne sachent quand, elle a perdu une dent de devant. Soucieuse de son apparence, elle a donc cherché à masquer ce trou disgracieux. C'est ce que révèle la découverte d'une prothèse en ivoire, une fausse incisive taillée "vraisemblablement dans de l'ivoire d'éléphant et maintenue de part et d'autre par un fil d'or aux dents voisines" détaille Rozenn Colleter, archéologue à l'INRAP et principale autrice de cette étude publiée dans Journal of Archaelogical Science: reports.
Atteinte de parodontie
L'analyse de la dentition, par Cone Beam, une technique de radiographie en 3D fournit des informations plus détaillées. Elle permet de relier ce soin dentaire à une parodontie, c'est à dire une destruction du tissu qui soutient les dents. Très fréquente de nos jours, cette maladie est visible chez Anne d'Alègre mais le soin qui a été choisi pour cacher la perte de l'incisive s'est révélé destructeur. A force de resserrer le fil d'or qui maintenait la fausse dent, les dents voisines, porteuses sont devenues instables. Le côté gauche de la mâchoire montre la perte d'autres dents, dont une molaire, conjugué à une usure des dents, "peut-être du bruxisme" complète Rozenn Colleter, c'est à dire le fait de grincer des dents.

"Cette étude complète l'histoire de la dentisterie puisqu'on est un siècle avant l'arrivée des premiers vrais dentistes", poursuit la chercheuse associée au Centre d'Anthropobiologie et de Génomique de Toulouse, qui souligne qu'un squelette de cette époque doté d'une prothèse dentaire est un cas quasi-unique à ce jour. Rozenn Colleter émet l'hypothèse d'un objectif pluriel : thérapeutique, esthétique et social. Dans une société très patriarcale, les femmes aristocrates sont jugées sur leurs bonnes mœurs, leur fortune et leur beauté "Il lui fallait montrer qu'elle avait une parole de valeur. Cinquante ans auparavant, rappelons qu'Ambroise Paré avait écrit qu'une personne au visage déformé pouvait avoir aussi une parole dépravée" Pourr Anne d'Alègre, il était donc essentiel de retrouver une apparence intègre.

Pour Rozenn Colleter, "l'analyse par les dentistes du CHU de Toulouse a permis d'appliquer une nouvelle classification des paradontites qui révèle que le système immunitaire de la veuve était très dégradé à la fin de sa vie". Reste quelques mystères: les circonstances de la perte de cette dent. Une chute comme tend à le faire croire une fracture de la cage thoracique? L'analyse des isotopes permettrait de mieux connaitre le régime alimentaire de la belle aristocrate pendant son enfant, ses déplacements lors de sa vie, elle qui a vécu en Auvergne, en Normandie et dans les pays de Loire.
En attendant, on peut voir ce squelette au musée des Sciences de Laval. Celui de son fils Guy XX, l'homme aux os verts, est lui conservé dans les réserves du musée.