Le calvaire des civils ukrainiens déportés par la Russie : "Ils frappaient juste pour nous humilier"
Par Jean-Sébastien Soldaïni, Denis Kataev
Selon Kiev, plus d’1,2 millions de citoyens ukrainiens ont été déportés par les autorités russes au cours des dernières semaines. Les témoignages sont rares, mais France Inter a pu joindre l’un de ces civils déportés. Il s’appelle Volodymyr et travaille dans l’humanitaire.
Ce que décrit Volodymyr, c’est tout un parcours, tout un système de déportation. Une fois capturé près de Kozarovychi, au nord de Kiev, Volodymyr est embarqué de force dans un bus. Ses mains sont attachées dans le dos. Il est bâillonné. Mais le bandeau que ses ravisseurs ont mis sur ses yeux est mal positionné. Il voit défiler le nom des villes traversées. Ivankiv, Tchernobyl… Il comprend qu’il se dirige vers le nord.
Finalement, il identifie la frontière Biélorusse qu’il franchit avant d’être mis à l’isolement. "J’avais les mains attachées en permanence dans le dos. Il était interdit de regarder les soldats dans les yeux, la tête devait toujours être aussi près du sol que possible. Nous n’avions aucune information, impossible de deviner où nous étions. Ils nous traitaient comme des gens inférieurs et eux, ils s'imaginaient être des dieux."
"Si nous avancions trop lentement, nous étions battus"
Il est transféré par avion en Russie. À la prison de Rostov-sur-le-Don qu’il reconnaît par la suite sur des photos trouvées sur Internet. Là, les mauvais traitements se poursuivent pendant environ deux semaines. "Ils nous tordaient les mains, nous étions déshabillés, puis battus. Si nous avancions trop lentement, nous étions battus. Si nous nous retournions, encore battus… Ils frappaient sans discernement juste pour nous humilier. Jeunes ou vieux. Malades ou en bonne santé. Ils ne faisaient aucune différence."
Les Russes l’ont ensuite transporté jusqu’en Crimée. Encore un avion vers Sébastopol, encore des sévices. Puis un bus le conduit vers le nord. Vers la ligne de front et là il décrit une scène digne de la 2e Guerre mondiale : "Notre bus s’est arrêté au bord d’une rivière. Il y avait un autre bus de l’autre côté. Des militaires ont vérifié une liste de personnes. C’était un échange de prisonniers. Tout est allé très vite en quelques minutes j’ai vu juste les visages." Des visages de "soldats russes", dit-il. Il vient d’être l’objet d’un échange de prisonniers près de Zaporijia.
Incités à refaire leur vie
Volodymyr est libre aujourd'hui. Il a pu retourner dans sa région d’origine. Mais il semble que certains ukrainiens ont moins de chance que lui. Des civils ukrainiens, restés à Rostov-sur-le-Don, se voient donner une heure de rendez-vous. L’heure de départ d’un train pour une destination inconnue. Ils sont embarqués de force. Mais Oleksandra, avocate spécialisée dans les Droits de l’homme suit une piste. Elle affirme que ces personnes ont été conduites jusque dans des coins reculés de l'Extrême-Orient russe. "Au moins 300 personnes ont été emmenées à Vladivostok. Mais pas dans la ville, dans des petits villages alentours. Ensuite, ils montrent ces personnes à la télé russe, dans des vidéos de propagande. Ils font ça pour montrer comment les Russes ont, soi-disant, sauvé ces gens d’un enfer comme Marioupol. Sans jamais mentionner qu’ils ont bombardé leurs maisons".
Et sans jamais préciser que ces personnes n’ont pas eu d’autre choix pour survivre : "On leur a dit : 'soit vous restez dans un sous-sol de Marioupol sans eau, sans électricité, sans nourriture, sans soins et vous mourrez… Soit vous allez en Russie'", précise Oleksandra. Le traitement de ces déportés varie d’une région à l’autre. Certains sont maltraités, d’autres sont parqués dans des écoles ou dans des gymnases sans avoir le droit de sortir. Au-delà de la propagande pour l’intervention militaire russe, la jeune avocate voit un autre but derrière ces déportations massives : "Installer ces ukrainiens loin de chez eux, dans zones économiquement sinistrées en espérant qu’ils resteront y vivre. Et qu’ils y trouveront un travail pour relancer l’économie locale." La Russie considère qu’ils ne sont pas des « déportés » comme l’affirment les Ukrainiens. Moscou préfère parler de personnes évacuées.