Le maître

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Le maître

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Patrice Chéreau
Patrice Chéreau
© Radio France - Vincent Josse

Fin juin dernier, à Aix-en-Provence. Chéreau répétait "Elektra", de Strauss. Son visage et son corps n'étaient plus les mêmes, comme le révèle l'image. Il luttait contre un cancer du foie depuis quelques années et ne s'avouait pas vaincu, loin de là. Patrice Chéreau était un lion, un combattant victorieux, un ogre. Son appétit et sa force de travail forçaient l'admiration ("Je suis né avant Internet", confiait-il en souriant, "ce n'est pas difficile pour moi de me concentrer longtemps", ).

Après "Elektra", triomphe du Festival d'Aix en Provence en juillet 2013, il s'apprêtait à diriger en mars à l'Odéon "Comme il vous plaira" de Shakespeare, avec son Hamlet, Gérard Desarthe.

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Cette force de travail était sa marque. Il l'avait acquise très jeune, au lycée Louis-Le-grand. Participant au groupe théâtral de l'établissement, il découvrit des gens au travail, les vit se modifier par le travail et et fit comme eux: il travailla tout le temps. Amoureux des spectacles de l'italien Strehler, il imita sa façon de s'organiser. Dans son appartement de la rue de Braque, à Paris, il posa des planches sur des tréteaux, possédant ainsi trois ou quatre bureaux, un seul par projet. Cinéma, théâtre ou opéra.

Ce fils de peintre aimait apprendre, dévorait les livres, ne se lassait pas de parcourir les pages consacrées aux livres dans "le Monde" ou "Libération". Il visitait souvent la librairie "les Cahiers de Colette", à Paris et prétendait ne pas trouver un seul auteur contemporain qui lui donne l'envie de faire du théâtre, depuis la disparition de Koltès (il y eut tout de même le norvégien Jon Fosse dont il présenta deux pièces, dont une, "'Rêve d'automne", dans un écrin extraordinaire, le Musée du Louvre, en 2010. Laurent Mauvignier avait aussi sa faveur, il avait aimé "Des hommes" et "Ce que j'appelle oubli", les deux hommes s'appréciaient).

Le metteur en scène parlait souvent de politique, s'emportait contre Sarkozy, s'inquiétait de l'inertie de la gauche au pouvoir, osait prendre des positions tranchées et pas toujours consensuelles, comme en 2003, quand il exprima son hostilité à la grêve des intermittents, à Avignon. Ses choix artistiques aussi étaient politiques. Les classiques, Marivaux, Shakespeare ou Bernard-Marie Koltès (compagnon de travail des années Nanterre) parlaient de ses contemporains. Il avouait parfois que chacun de ses projets racontait des moments précis de sa vie sentimentale. Un expert intime pouvait découvrir, en creux, dans son oeuvre, chacun de ses épisodes amoureux.

L'image de lui dirigeant les comédiens ne s'effacera jamais. Lui, en veste grise ou chemise bleue ciel (Agnès B), à quelques centimètres de Pascal Gréggory, dans "La solitude des champs de coton", forçant l'acteur à reprendre encore et encore le texte pour être plus juste encore. Il pouvait être dur avec les comédiens, connaissant leurs tics, leurs faiblesses. Il les aimait puis en aimait d'autres, pouvant paraître injuste. Mais paradoxalement, il leur était fidèle. Lui, toujours tout près des acteurs, au théâtre, à l'opéra, au cinéma, comme une caméra qui scrutait le mouvement des visages et des corps. Son regret: ne pas avoir dirigé le plus grand des comédiens, son modèle, Brando. Il aurait aimé également travailler avec Al Pacino. Pour lui, il avait écrit un scénario sur les derniers jours de Napoléon mais n'avait pas trouvé de financements pour monter le projet ambitieux.

Patrice Chéreau portait le même uniforme (chemise bleue, jean et les pieds nus) quand il disait, seul en scène, avec une voix sublime et une intelligence du texte exceptionnelle, Dostoïevski, Guibert ou Guyotat. Il ne se disait pas acteur ("Je suis mauvais"), mais lecteur ("Ca, je sais faire"). Un lecteur mis en espace par le chorégraphe Thierry Thieû Niang.

C'est fou, la brutalité de cette nouvelle. Chéreau est mort, le plus vivant des artistes (le meilleur d'entre eux?), est mort. En juillet, il confiait, après le succès d'"Elektra": "Je n'ai pas le droit d'être malheureux".

La scène est vide et son public est orphelin.