Le mouvement contre le pass sanitaire est "dominé par l'anti Macron", affirme Michel Wieviorka
Par Laetitia GayetInvité de France Inter, le sociologue et directeur d'étude à l'EHESS donne son analyse sur le mouvement hétérogène contre le pass sanitaire.
Pour le quatrième samedi consécutif, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont manifesté samedi, un peu partout en France, contre l'extension du pass sanitaire à partir de ce lundi, et la vaccination obligatoire pour les soignants. 237.000 personnes étaient présentes en tout selon le ministère de l'Intérieur, dont 17.000 à Paris, formant une foule très hétérogène. C'est plus de 33.000 de plus que la semaine dernière, et le nombre a plus que doublé en trois semaines, en plein cœur de l'été. Peu d'incidents ont été constatés, avec seulement 35 interpellations et sept blessés légers parmi les forces de l'ordre, sur un total de 198 actions.
FRANCE INTER : Michel Wieviorka, comment le sociologue que vous êtes regarde ce mouvement à l'issue de ce quatrième samedi de manifestations ?
MICHEL WIEVIORKA : "La première chose à noter, c'est évidemment que le mouvement n'est pas retombé. La deuxième, c'est que ce mouvement a des soutiens dans l'opinion, mais moins fort qu'à l'époque des gilets jaunes. C'est un mouvement qui, très paradoxalement, a besoin des anti vaccination purs et durs, tout en n'étant pas réductible, loin de là, à la contestation du principe de la vaccination en général ou de cette vaccination. Autrement dit, peut-être que les anti vaccination ne sont pas si nombreux dans les cortèges, mais sans eux, ce mouvement retomberait très vite. D'autre part, ce mouvement réunit de plus en plus des gens qui non seulement se disent anti-vaccins, et veulent 'la liberté', mais qui disent aussi 'je veux l'égalité, je ne veux pas de discrimination'. J'entends aussi une petite voix qui dit 'Je veux de la dignité, je veux du respect'. Et ça, on le percevait moins avant. J'entendais l'autre jour le responsable d'une fédération de sapeurs-pompiers annonçant une grève et expliquant : 'On n'a pas eu d'échanges, de débat, de relations avec le pouvoir qui décide de haut en bas'. Les soignants qui, il y a quelques mois, étaient adulés par tout le monde, disent aujourd'hui : 'on nous méprise, on ne nous prend pas en considération'. Enfin, c'est un mouvement qui agglutine différentes significations, mais qui est dominé, je pense, par l'anti Macron. Ça, c'est très net pour moi."
Dans les cortèges y a des slogans hostiles à Emmanuel Macron : "Macron, ton pass on n'en veut pas", "Macron, ta gueule, on n'en veut plus", mais aussi des mots comme "dictature" ou "zone libre", ainsi que des étoiles jaunes.
"C'est même parfois obscène. Comparer la France d'aujourd'hui à la France de Vichy, comparer le président à Hitler, comparer notre pays à l'apartheid, c'est évidemment déraisonnable, mais ça nous dit quelque chose. Ça nous dit qu'il y a dans le mouvement, une dimension d'appel à la liberté. Et cet appel repose sur deux dimensions. D'une part, la liberté immédiate. Comme disait Nicolas Dupont-Aignan : 'Je veux pouvoir manger des glaces sans qu'on me demande mon pass'. Et puis, il y a la liberté en général. Certains pensent que le pass est un pas supplémentaire dans le contrôle, le fichage, le flicage, un régime autoritaire, etc. Cela inclut également le fait qu'on ne veut pas, quand on manifeste ainsi, être complice des forces de l'ordre, en quelque sorte, qu'on ne veut pas faire des opérations policières si on est restaurateur."
Comment expliquez-vous cette défiance vis à vis du gouvernement et des médias ?
"C'est un processus qui s'est construit depuis une vingtaine d'années, et qui s'est beaucoup accéléré ces dernières années. Ce processus doit beaucoup à quelques erreurs et mensonges. Jamais nos politiques ne sont parfaits, et je dirais que le gouvernement a fait des faux pas. Je me souviens que Michel Rocard expliquait : 'en politique, il faut mentir, j'ai menti un peu moins que les autres. Ça m'a coûté très cher'. Ces mensonges ont pu être en rapport avec les problèmes de santé et la médecine. Premièrement donc, il y a de la méfiance envers les politiques parce qu'ils n'ont pas toujours dit la vérité. Deuxièmement, il y a Internet, qui fait de chacun de nous un grand scientifique ou un grand médecin. Je n'ai pas fait d'études scientifique. Je vais sur Internet, je farfouille, je cherche, je surf, et je trouve plein de choses. Et je deviens moi, celui qui sait. Chacun se forge son opinion, puis communique sur les réseaux sociaux et s'aperçoit qu'il a une sorte de validation parce qu'il y a des gens qui pensent comme lui."
Olivier Véran dans Le Parisien-Aujourd'hui en France ce matin dit : "Je veux bien entendre les peurs, tout faire pour rassurer, mais à un moment, ça suffit". Il y a une parole politique qui est mal comprise, et par laquelle on infantilise les Français, selon vous ?
"Le gouvernement est sous tension entre deux injonctions très contradictoires. D'un côté, il voudrait convaincre, mais on ne convainc que des gens qu'on respecte, qu'on ne disqualifie pas, qu'on écoute et à qui on répond. J'entendais un jour un médecin expliquer très justement qu'il convainc assez souvent des patients qui viennent le voir de se faire vacciner parce qu'il répond à toutes les questions. Et puis, le gouvernement voit que ça ne suffit pas. Alors il se dit : 'Je vais aussi exercer une pression forte et utiliser le bâton'. Le pass sanitaire est perçu justement comme un outil de pression. Comment est-ce que vous pouvez en même temps convaincre les gens que vous les prenez au sérieux pour qu'ils soient intelligents et responsables, et leur dire qu'ils seront punis s'ils ne font pas ceci ou cela ? C'est très contradictoire. Donc ce gouvernement oscille entre ces deux logiques, il est tiraillé."
Est-ce inquiétant, à quelques mois d'une échéance électorale importante, de voir ce type de mouvement qui n'a pas de leader et qui est appelé à se transformer ?
"En tout cas c'est préoccupant. Mais cela exerce des effets assez paradoxaux sur la vie politique. Je ne suis pas certain que ça renforce les extrêmes. On entend certes la France insoumise, mais à l'extrême droite, on n'entend pas très peu Marine Le Pen. On entend beaucoup plus Nicolas Dupont-Aignan, Florian Philippot, c'est à dire des gens qui sont marginaux ou secondaires par rapport au Rassemblement national. Et donc, le paradoxe, c'est que cette vague de protestation pourrait très bien aboutir à une situation politique dans laquelle nous n'aurions pas le face à face qu'on nous promet depuis quatre ans pour la prochaine présidentielle entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Donc, oui, ça peut peser, mais pas forcément dans le sens d'un cataclysme politique."
Que dit ce mouvement de la France d'aujourd'hui ?
"La France a toujours eu la tradition d'être un pays de protestation, de révolution ou de mouvement. Donc, ça n'est pas nouveau. Ce que ça nous dit, c'est que ces mouvements ne sont pas en position de peser sur des logiques institutionnelles, sur des logiques politiques où on débattrait à partir de leurs points de vue. Elles ne sont pas représentées politiquement ou très faiblement. Par conséquent, ce sont des mouvements horizontaux qui eux-mêmes rencontrent un pouvoir très vertical. L'Élysée décide et ça descend ensuite par les ministres et le Parlement. Ces mouvements viennent nous dire aussi qu'il y a une sorte de vide entre la société et ses contestations, et le pouvoir central. Il n'y a pas de médiation, pas de corps intermédiaires. C'est donc un problème de fonctionnement de nos démocraties et de nos institutions. Mais ce mouvement traduit d'abord une énorme méfiance envers le pouvoir, la science et les médecins."