Leïla Slimani, Christiane Taubira et T. Chatterton Williams, quand la littérature libère des carcans
Par Fanny Leroy
Dans le "Grand Atelier" de Leïla Slimani, on débat du rôle de l'écrivain face à la violence de notre monde. Un échange passionnant entre récit intime et réflexion philosophique, où il est question de créativité, de liberté, d’identité et d’altérité.
Est-ce bon d’être célèbre ? C’est la question avec laquelle Vincent Josse ouvre Le Grand Atelier de Leila Slimani, écrivain traduit dans le monde entier depuis l’obtention du prix Goncourt pour Chanson douce en 2016.
"Je ne sais pas si le succès est bon pour la santé et puis vous risquez d’attraper la grosse tête… Mais si vous savez vous en servir pour défendre un certain nombres de causes, il peut donner à des gens une forme d’espoir".
Je suis une fille issue du Maghreb, une fille typée avec des cheveux frisés et la peau mate. Quand j’étais petite, je n’ai jamais vu un film avec une fille qui me ressemblait, jamais ouvert un magazine avec une fille qui me ressemblait, ni lu un livre écrit par une fille qui me ressemblait. Parfois je me dis que je vais peut-être donner à une fille qui me ressemble l’espoir d’y arriver.
Quelle mission pour l’écrivain ?
Leïla Slimani :
J’écris pour œuvrer au salut de mes personnages, pour les sauver.

Vincent Josse a choisi de faire entendre à son invitée un extrait du discours de réception du Prix Nobel par Albert Camus en décembre 1957 : "Le rôle de l’écrivain ne se sépare pas de devoirs difficiles. (…) Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’Histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie, avec leurs millions d’hommes, ne l’enlèveront pas à la solitude, même et surtout s’il consent à prendre leur pas. Mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du Monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence, et à le relayer pour le faire retentir par les moyens de l’Art".
Le silence de ce "prisonnier inconnu abandonné aux humiliations "évoque immédiatement à Leïla le sort de son père : "Mon père est mort en sortant de prison après avoir vécu, dans sa chair, la privation de liberté et l’injustice. Il est évident que l’origine de ma littérature se trouve là, dans cette injustice primordiale subie par mon père et toute ma famille. "
Directeur de banque au Maroc, le père de l’écrivain fut condamné pour détournement de fonds avant d’être innocenté plusieurs années plus tard. Mais cette expérience terrible est aussi celle qui l’a sensibilisée au sort des autres. "Cette violence m’a amenée à beaucoup d’empathie, j’ai alors découvert une partie de mon pays que je ne connaissais pas, j’ai découvert la prison, la violence de l’arbitraire et de l’injustice. Je ne me suis pas vue comme une victime. Ce sont les autres qui ont commencé à m’intéresser à partir de là. D’un coup j’ai eu envie d’aller regarder les gens qui sont invisibles, tous ceux que l’on traite de manière injuste ou que l’on essaie de mettre dans une case.
L’humiliation et la question de la dignité sont au centre de mon travail.
"L’humiliation est une des choses les plus terribles. Une fois que vous avez été humilié, soit vous voudrez humilier, soit vous chercherez quelque chose pour redevenir digne. "
Fascinée par la nuit et l’abîme de l’âme humaine
Leïla Slimani :
Une âme c’est tellement beau, même l’âme d’un salaud c’est beau ! J’entre en littérature pour me hisser au-dessus de moi-même.
Noctambule depuis toujours ("la nuit est un théâtre, un monde fascinant"), l’écrivain au prénom prédestiné ("Leïla" signifie "la nuit" en arabe) se dit fascinée par la noirceur du monde : "La violence de l’existence est partout, elle est très présente dans mon écriture… Je suis habitée par cette question de la violence__, par révolte contre ceux qui la subissent et par fascination pour ce phénomène " .
Dans son premier roman, Dans le jardin de l’ogre, son héroïne, Adèle, est ce genre de femme que l’on traite volontiers de "fille facile" ou "d’allumeuse_"_. "Je suis persuadée que les gens sont plus que ce que l’on pense d’eux, j’écris pour œuvrer au salut de mes personnages, pour les sauver parce que le regard de l’autre peut être tellement violent, tellement réifiant. La littérature m’offre un espace d’infinie liberté où je peux me débarrasser de ma propre mesquinerie__, de ma propre laideur et envisager l’autre avec tendresse. J’essaie d’aller dans les tréfonds de l’être humain. "
Je veux dire aux filles que, si la liberté a un coût, celui de la solitude ou de l’incompréhension, cela vaut la peine.
Grandir à la croisée de différentes cultures
Invité de Leila Slimani, Thomas Chatterton Williams raconte comment il a grandi à la lisière de deux mondes très éloignés. "Je suis le fils d’un homme noir qui est né dans le Sud de la ségrégation, mon père avait l’âge d’être mon grand-père, il a grandi dans une Amérique différente de celle que j’ai connue, il était adulte bien avant le mouvement des droits civiques. Mon père est très proche de l’esclavage. Aucun membre de sa famille n’a été éduqué. Il a compris très tôt, dans sa petite ville du Texas, que s’il voulait surmonter les circonstances de sa naissance, il devrait le faire par les voies de l’esprit et de l’éducation. J’ai donc grandi dans une maison qui contenait très peu de meubles mais une multitude de livres, il y avait 15 000 livres, c’était comme grandir dans une bibliothèque. Ma relation avec mon père est passée par les livres. Mais il y avait deux mondes : celui du dehors, avec mes amis et la culture urbaine qui était la leur, et celui du dedans, avec mes parents. Il était très difficile de naviguer entre ces deux mondes. Ma mère est blanche et mon père, noir. En Amérique, vous êtes sommé d’exhiber une certaine authenticité raciale, pour moi, cela signifiait embrasser une caricature, la masculinité noire que représentait mon père. Il y a une caricature imposée par cette hyper culture. J’ai participé à cette illusion en interprétant son amour pour les livres comme une manière de se blanchir. "
Passionnée par le livre de l’écrivain américain, Thomas Chatterton Williams, Leila Slimani confesse : "J'ai vécu un peu la même chose que Thomas, comme beaucoup d’adolescents, je voulais 'appartenir', je voulais savoir qui j’étais. Devais-je revendiquer une identité arabe ou au contraire occidentale ? Et puis j’ai découvert Salman Rushdie qui dit qu’écrire, ce n’est pas incarner un carcan culturel mais, au contraire, s’en extraire. Cela a été une immense libération pour moi, cette idée de pouvoir s’inventer soi-même, c’est ce que m'ont apporté l’art et la littérature. Je me sens marocaine, française, latino-américaine, russe… J’ai l’impression d’abriter une multitude. Prendre sa liberté, c’est aussi s‘arracher à ce que l’on pense que l’on devrait être. C’est ce que nous dit le livre de Thomas Chatterton Williams ».
Les dangers de la Cancel Culture

Thomas Chatterton Williams est l’un des signataires de la fameuse tribune sur la Cancel culture, (la culture de l’annulation, du boycott ou de l’humiliation publique) publiée dans le journal américain Harper's magazine en juillet 2020. Leïla Slimani ne se sent pas concernée par ce débat : "Je crois qu’un artiste n’est ni le porte-voix d’une culture, ni d’une idéologie. On n’est pas là pour faire de ses personnages des parangons de morale ou de grandes idées sur le Monde. Si l’on veut raconter les hommes, si l’on se penche un tant soit peu sur une âme, comme nous le rappelle Marguerite Duras, ça finit toujours par sentir mauvais. Il y a de la veulerie, des contradictions chez tout le monde. Si vous voulez gommer tout cela, il est à peu près certain que vous écrirez des livres qui ne seront pas bons. Il faut continuer à enseigner Lolita (Nabokov), Dostoïevski et que la vérité de l’être humain est ambiguë. La question du bien et du mal n’est pas tellement celle des artistes. "
T.C. Williams : " Il y a un climat de censure puissant, exacerbé par l’influence des réseaux sociaux. Cela vient de l’idée que l’on ne peut tolérer des points de vue divergents car ils menaceraient votre intégrité. Il y a une autocensure violente, la crainte que l’on vous expose publiquement et la honte par procuration__, si vous êtes ami avec des gens exposés publiquement… Cette façon de restreindre son expression de manière anticipée, ce n’est pas sain. "
Christine Taubira : un premier roman musical et sensuel
Christiane Taubira vient de publier son premier roman Gran Balan, aux éditions Plon.
La langue c’est du son, elle doit avoir un rythme, une élégance, une cadence, de la vitesse, des ralentissements…

C. Taubira : "Ce premier roman, c’est une folie, compte tenu de ma vie… il est né pendant le confinement puisque pour la première fois j’étais comme une gazelle amarrée à son piquet, forcée de rester en place." Vincent Josse : « Gran Balan est une grande fresque sociale sur la Guyane d’aujourd’hui. "
Gran Balan vu par Leïla Slimani :
Ce livre m’a impressionnée, c’est du jazz, de la samba, de la musique, ça vient des tripes, c’est un texte que l’on pourrait slamer et puis, il y a cette langue française polyphonique que j’adore, on entend le créole, le portugais, la langue caribéenne. Il y a aussi des corps très présents et cette idée qu’il n’y a pas d’âme perdue, un optimisme très fort !
Christine Taubira précise : "Pour moi, la littérature ne se dissocie pas de la musique__. J’écris en me laissant traverser par des sonorités, par des mots, des langages.
J’ai décidé depuis plusieurs années d’être invincible et optimiste, une femme comme Leïla Slimani nourrit mon optimisme quant à l’avenir.
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