Ceux qu’on n’a appelés les enfants sauvages hantèrent l'Europe de la Renaissance au dix-neuvième siècle : ce sont des enfants ou des adolescents qui surgissaient parfois de la forêt dans les villages, et qui semblaient être des êtres intermédiaires entre l’homme et l’animal. L’intérêt que les philosophes leur ont porté témoignait d’un rapport angoissé à l’animalité de l’homme. C’était en effet une époque, avant Darwin, où l’ on découvrait, mais sans grand moyen scientifique, l'étrangeté de la parenté entre les vivants humains et non humains.
Le naturaliste Linné décrit, au 18ème siècle les enfants qu’on dit sauvages : hirsutes, marchant à quatre pattes, muets, indifférents à la sexualité, incapables de se souvenir. On les décrivait encore insensibles au chaud et au froid et même parfois à la douleur, extrêmement robustes, passant de l'agitation à la prostration ou à un balancement perpétuel, montant aux arbres, mangeant de la viande crue et des viscères encore chauds ou bien des racines et des légumes fraîchement cueillis. Ils étaient difficilement améliorables, incapables d'un effort en vue d'une connaissance désintéressée, colériques, fugueurs, aimant aller nus, doués d'un fort sens olfactif, fuyant la lumière, capables d'une grande acuité visuelle dans l'obscurité. Les enfants sauvages se conduisaient comme des bêtes et se languissaient de la compagnie de ces animaux nourriciers auxquelles ils semblaient devoir la vie.
On les a du reste désignés souvent par le nom de l'espèce animale à laquelle ils semblaient appartenir pour moitié et par le lieu de leur apparition. L'enfant-loup de Hesse en 1344; l'enfant-mouton d'Irlande en 1672; l'enfant-veau de Bamberg en 1680; l'un des trois enfants-ours de Lituanie en 1694; la fille-truie de Salzburg, au début du dix-neuvième siècle. Il y eut aussi Jean de Liège, Peter de Hanovre et la fille de Champagne, et des cas plus tardifs, comme celui de Victor de l'Aveyron, découvert en 1800, mort en 1828 et celui de Kaspar Hauser, le présumé petit prince assassiné.
Ce qui a suscité le plus d’exaltation dans les multiples récits et descriptions que pendant deux siècles ont suscités les enfants sauvages, c'est l'évocation de cette vie partagée avec les animaux. La plupart de ces enfants d'hommes, nourris et peut-être sauvés de la mort par des bêtes, auraient été animalisés et même ensauvagés par elles de la même façon que certaines d'entre elles sont domestiquées par les hommes. Ils ont adopté définitivement leur mutisme, leurs allures, leur nudité, leur isolement, leur manière de manger et de boire, et, encore une fois, ils s'échappent à leurs protecteurs pour aller les retrouver.
Car, même si l'enfant sauvage était un idiot ou un imbécile, comme certains le disaient ou un enfant autiste, comme on dirait aujourd'hui, que la cause de son état soit congénitale ou qu’elle provienne de l’extérieur, c'est justement cet infant, (en latin, infans d’où vient enfant signifie : privé de parole), cet enfant-bête, c’est cet humain bête qui inquiète, car il fait vaciller les frontières entre l’homme et l’animal. Dans son hébétement qu’il soit natif ou acquis, dans son mutisme épouvantable, il détiendrait un sourd savoir de ces animaux de la forêt avec lesquels il a vécu, et dont les femelles de loups et d'ours l'ont peut-être nourri de leur lait. Evidemment on les montrait dans les foires et les cours princières. Mais ceux qui, aussi repoussants que ces êtres aient pu sembler, les introduisaient parfois à leur foyer, leur témoignaient de l’attention, de la tendresse, et manifestaient de la pitié leur inquiétante différence. Ces soins que certains leur ont prodigués ne relevaient pas seulement de l'attrait pour l'étrange, et encore moins de la neutralité scientifique, mais exprimaient probablement la nostalgie d'une communauté perdue avec les animaux.
Au dix-huitième siècle, a eu lieu une brûlante controverse à ce sujet. Deux interprétations s'opposaient: celle qui considérait ces enfants sauvages comme des hommes à l'état de nature et celle qui les tenait pour atteints d'idiotie congénitale.
Dans le premier camp, on considérait que ces êtres hybrides, étaient, au même titre du reste que les orangs-outangs, des types représentant l'homme à l'état de nature, l’homme, avant que la civilisation ne l’ait formé. Ce pouvait être en effet des forêts proches, ce pouvait être tout près, de Hanovre, de Champagne ou d’Aveyron que surgissaient ces êtres différents, ces enfant loups, ces enfants ours. Mais c’était aussi dans les territoires du Nouveau monde ou de l'Afrique qu’on avait aperçu des hommes sauvages, des êtres nous ressemblant trop et pas assez, ce que nous appelons, nous, les grands singes et que les hommes du passé nommaient pongos, jokos. Mais ce n’est pas tout, l’homme sauvage désignait encore d’autres êtres, non détenteurs de ce propre de l’homme occidental qu’est la raison.
Car on rencontrait ici une confusion majeure et qui a dominé la pensée des Lumières. Elle consistait à englober dans le même genre homo et dans la catégorie à tout faire de sauvage ou d’homme primitif des êtres étrangers à nos normes, bien que d’apparence humaine. Par exemple, des enfants ou adolescents subsistant dans les villes, des aveugles nés avant que ne réussît l'opération de la cataracte, des sourds et muets avant que l'Abbé de l'Epée ne leur eût rendu leur humanité par la langue des signes, et aussi ceux que les philosophes appelaient les « innocents » les « imbéciles », les « idiots ». Auxquels on ajoutait pêle-mêle des individus appartenant aux peuples d’Afrique du sud, les Hottentots et les Cafres. Et encore les grands singes qu'on nommait pygmées, pongos, jokos, orangs-outans, satyres, dont les voyageurs rapportaient les mœurs. La sauvagerie, en ces temps là, c’était vraiment le fourre-tout inquiétant où l’on plaçait pêle-mêle, sans les distinguer, les êtres qu’on considérait comme infra humains. La prise en compte de tous ces êtres, a déclenché la première grande crise du propre de l’homme et le racisme a fait son apparition.
Dans l’autre camp, on essayait de ne pas tout mélanger et de persuader le public que les prétendus enfants sauvages, n'existaient que dans des récits peu crédibles et qu'en réalité on ne trouvait, émergeant des bois qui les avaient abrités plus ou moins longtemps, que des enfants imbéciles, fugueurs, perdus ou abandonnés par leurs parents, lors de guerres et de famines. La discussion fit rage entre Itard qui avait recueilli et tenté d’élever Victor de l'Aveyron, qui croyait à l’enfant sauvage comme à un échantillon de l’homme primitif mais qui ne put jamais lui apprendre à parler, et Pinel, le médecin de Bicêtre qui institua l'internement des fous, et considérait Victor comme un malade psychiatrique.
On observait passionnément ces entre-deux, tantôt parce que, comme les enfants sauvages, les enfants handicapes et certains "nègres", comme on disait, ils descendaient lamentablement l'échelle des êtres, tantôt parce que, comme ceux qu'on appelait "pongos", "jokos", "orangs-outangs", ils la montaient insolemment. Aujourd’hui, ce fantasme philosophique de l’enfant sauvage et de l’homme primitif a été dissipé et on ne se trouble plus de la même façon à la pensée de ces être intermédiaires qui rendaient la figure humaine méconnaissable ou bien par trop reconnaissable?
Mais quelles sont les caractéristiques qui font que ces créatures étranges, surgissant soudain de forêts proches, fascinent encore aujourd'hui ? Comment, par exemple, ne pas désirer connaître de l’intérieur l’extase de Kaspar Hauser, quand il caresse si passionnément un cheval qu’il ne prête plus la moindre attention aux sollicitations de son environnement et de son entourage? Et lui, pourtant, il vécut enfermé et fut toujours nourri par une main humaine. Si de grands cinéastes comme F. Truffaut et W. Herzog ont fait des films sur Victor de l'Aveyron et Kaspar Hauser, si Hugh Hudson a réalisé l'admirable Greystocke, l'histoire d'un jeune noble presque singe, si le livre de L. Malson, paru en 1954, est devenu un classique de l'initiation philosophique, c'est bien que nous n'avons jamais cessé d'être tourmentés par la terreur et la pitié que nous inspirent ces récits qui soulignent notre fragilité d'êtres humains et notre proximité avec les animaux.
On beaucoup parlé des petites filles qui auraient vécu avec les loups : les célèbres petites indiennes Amala et Kamala. Or il s’agissait d’une escroquerie scandaleuse. S erge Aroles, un chirurgien auteur de L'Enigme des enfants-loups (2007), fut le premier à mener des investigations complètes dans les archives relatives à ce cas (Inde, Angleterre, États-Unis). Les documents découverts par Serge Aroles sont accablants : "Battue, maltraitée par Singh qui la forçait à coups de bâton, à vivre à quatre pattes , Kamala était une fillette déficiente mentale qui n'avait jamais vu de loups. Cette trop célèbre histoire d'enfant-loup ne relève pas de la science, mais de la justice". Dans l’histoire de l’humanité, ce furent exclusivement des nourrissons recueillis par une louve solitaire en état de pseudo-gestation ("grossesse nerveuse") qui méritent le nom de nourrissons sauvages. La louve les allaite et les défend, mais leur espérance de vie est comptée .Ce ne seront jamais des Mowgli.
Mowgli, justement… Dans Le Livre de la jungle , écrit par Rudyard Kipling, à la toute fin du 19ème siècle. Mowgli est un enfant indien qui a été élevé par des loups après avoir été perdu par ses parents lors d'une attaque de tigre dans la jungle. Mowgli reçoit son éducation d’un vieil ours qui enseigne habituellement la loi de la meute aux louveteaux.
Quelques années plus tard paraissait Le merveilleux voyage de Nils Holgersson, l’histoire, écrite par une Suédoise, Selma Lagerlöf, d’un petit garçon qui a été emporté sur le dos d’une oie sauvage, qui parle le langage des bêtes et partage leur vie. Mais ces récits là ne relèvent plus de la croyance ou de la philosophie, elles appartiennent à la littérature, à une fiction qui se donne pour telle
Mais, si ces deux livres ont exercé une telle fascination sur les enfants et sur les adultes, c’est bien qu’ils permettent de faire retour à des histoires extraordinaires qui auront captivé durablement les esprits. Elles sont liées en effet à une interrogation d’autant plus pressante qu’elle porte à la fois sur le propre de l'homme et sur l’énigme animale.