Les entretiens (dé)confinés, avec Nathalie Heinich : "La liberté individuelle n'est pas la fin de tout"

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Les entretiens (dé)confinés, avec Nathalie Heinich : "La liberté individuelle n'est pas la fin de tout"

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La sociologue Nathalie Heinich
La sociologue Nathalie Heinich
- Nathalie Heinich

Camille Crosnier continue de s’entretenir à distance avec des scientifiques, penseurs, ou militants pour nourrir notre réflexion et construire le fameux “monde d’après”. Aujourd’hui, la sociologue Nathalie Heinich, directrice de recherche au CNRS.

Les entretiens (dé)confinés, avec Nathalie Heinich : "La liberté individuelle n'est pas la fin de tout"

14 min

Nathalie Heinich où êtes vous ?  

Je suis dans ma maison de campagne en Auvergne. J'y vais tous les mois parce que j'ai toute ma bibliothèque et mes archives ici, donc je vais y travailler régulièrement. En fait, je vis à moitié à Paris, à moitié dans cette maison, et j'y étais allée quelques jours avant le début du confinement pour faire mon travail du mois. Et quand j'ai appris le confinement, j'ai annulé mon billet de retour à Paris. 

Comment qualifier la période que l'on vit ? 

J'ai plutôt envie d'être positive parce que c'est ça qui fait avancer. Je choisirais l'espoir tout en sachant très bien à quel point la situation peut être catastrophique pour beaucoup de gens. Mais j'aimerais bien que cette situation nous donne un espoir relativement réaliste et réalisable, que nous en profitions pour modifier profondément notre mode de vie. C'est dans ce sens-là que j'aimerais que cette situation soit porteuse d'espoir, c'est-à-dire un espoir de changement qui aille dans le sens de ce que beaucoup de gens souhaitent depuis longtemps, dont moi-même, et qui a beaucoup de mal à advenir. Espérons que cette situation va convaincre ceux qui résistent encore à l'idée de la nécessité de ce changement et qu'ils commencent à comprendre à quel point c'est une question fondamentale, qu'ils ne peuvent pas continuer à fermer les yeux et à faire l'autruche.  

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Dans une tribune au journal Le Monde, vous évoquez aussi la responsabilité à laquelle cette période nous renvoie tous...

Ça nous fait évidemment prendre conscience d'une chose que nous sommes censés savoir, mais je pense que nous tendons à l'oublier au quotidien, à savoir que nous sommes dans une très grande interdépendance. La notion d'interdépendance était beaucoup travaillée par Norbert Elias, qui était un sociologue que j'admire énormément. Cette interdépendance, on la voit à l'œuvre en ce moment puisque nos gestes, nos actes, nos comportements ont des effets directs sur autrui via le risque de contamination, ce qui, du coup, nous met face à l'extraordinaire responsabilité que le moindre de nos gestes peut être mortel pour les autres. C'est quelque chose que nous pouvons expérimenter abstraitement dans l'idée que nous sommes en société, que nous dépendons les uns des autres. Mais là, on le vit vraiment au quotidien et de façon vitale. Donc, cette question de la responsabilité est une des raisons pour lesquelles je pense que nous pouvons tirer des enseignements positifs de cette période par ailleurs, catastrophique. À savoir cette prise de conscience de notre dépendance à autrui et d'une dépendance qui n'est pas seulement négative, mais aussi positive, au sens où la vie en société, c'est ce qui nous permet de vivre tout simplement.  

La liberté individuelle n'est pas la fin de tout. Ce serait plutôt la fin du monde si elle était érigée en valeur universelle. Il y a des choses beaucoup plus importantes que notre liberté individuelle, que notre plaisir, que notre bonheur privé. Il y a aussi les conditions de vie d'autrui dont nous sommes en partie responsables et je pense que de ce point de vue-là, cette situation est vraiment un pied de nez à l'individualisme. Je trouve que c'est très positif. 

La réalité de la vie humaine, c'est l'interdépendance. 

Il y a dans cette période, des facteurs de prise de conscience tout à fait positive du fait qu'il y a des choses plus grandes que nous-mêmes, plus importantes que l'existence individuelle et qu'il faut en tenir compte dans notre mode de vie, dans nos aspirations, et que cela peut même être quelque chose d'extrêmement exaltant et pas seulement contraignant et frustrant. Le fait de se dévouer pour autrui, comme le font actuellement les soignants et tout ceux qui prennent des risques pour leur propre vie, savent que cette conscience d'agir pour le bien commun peut être formidablement positive et exaltante. De ce point de vue là, je pense que cette période peut être très chargée de nouvelles façons d'être au monde qui sont bien plus vertueuses que ce que nous avons connu auparavant.  

Un mot pour qualifier l'après ? 

J'aimerais le voir sous le terme de responsabilité. J'espère vraiment qu'il y aura une prise de conscience de la responsabilité que nous avons non seulement à l'égard de nos concitoyens, de nos contemporains, mais aussi des générations futures, via le souci environnemental qui devrait être le souci de tout un chacun aujourd'hui. Là, c'est en tant que citoyenne que je vous dis cela, je ne suis pas spécialiste de l'environnement. Il y a des gens beaucoup plus qualifiés que moi en tant que professionnels pour en parler. Cela fait très longtemps que je suis très concernée par les questions d'environnement, que je suis aussi concernée par les questions de principe de précaution et notamment par l'importance du rôle de l'Etat dans la possibilité de faire appliquer réellement le principe de précaution.

Vous avez beaucoup travaillé sur la notion de valeurs : est-ce qu'elles pourraient changer après cette crise ? 

J'espère que les valeurs civiques de souci du bien commun vont prendre le pas sur la valeur économique d'enrichissement. C'est essentiellement la question de la focalisation sur la richesse qui est, à mon avis, le grand obstacle à une mise en avant des valeurs civiques et éthiques de responsabilité. C'est un peu banal de dire ça, mais je pense qu'il faut le rappeler et j'espère que cette période va le rappeler, non pas à ceux qui le savent déjà, mais à ceux qui ne veulent pas le savoir. Le souci de valeur économique se traduit souvent par des questions matérielles d'enrichissement, alors que la question des valeurs civiques ou des valeurs éthiques sont des valeurs plus immatérielles. On est dans des questions de priorités à accorder à des types de décisions, de convictions qui relèvent plutôt du souci de la circulation des richesses ou plutôt du souci de la compensation de la pauvreté pour ceux qui n'ont pas suffisamment de richesses. 

Que peut apporter la sociologie à ce monde qui s'ouvre à nous ?

La sociologie n'a pas seulement pour objectif d'apporter des réponses à des questions pratiques d'aide à la décision, notamment à la décision politique. Elle a aussi pour objectif d'apporter du savoir, des connaissances, des connaissances fondamentales. De ce point de vue-là, elle est comme toutes les sciences elle a besoin qu'on laisse les chercheurs travailler sur ce  qui les intéresse, sur ce dont ils sont spécialistes et notamment de travailler sur des questions fondamentales qui ne sont pas liées à l'actualité. Aujourd'hui, j'essaye de ne travailler que sur des choses qui n'ont strictement rien à voir avec le confinement. D'abord parce que j'ai envie de me changer les idées et ensuite parce que j'ai des projets de recherche qui aboutiront à des résultats qui seront encore lus dans cinq ou dix ans, à une époque où, j'espère, on aura oublié le confinement. Donc voilà, j'essaye en ce moment de produire une sociologie pour le moyen terme ou le long terme et non pas pour le court terme. je veux simplement qu'on prenne conscience qu'il n'y a pas que les applications pratiques à court terme, qu'il n'y a pas que la possibilité d'éclairer le monde actuel. Ce que je dis de la sociologie est tout aussi valable de la biologie, de la physique, de toute forme de sciences qui ont besoin qu'on laisse les chercheurs définir leur propre objet de recherche sans les obliger à répondre à des programmes de recherche à court terme. 

La recherche à long terme, la production de savoirs et de connaissances qui n'ont comme fin en soi qu'eux-même, c'est-à-dire qui sont une valeur en soi, c'est quelque chose qui est extraordinairement exaltant, qui nous donne des raisons de vivre et des raisons d'espérer, et je pense que c'est ça qu'il faut privilégier aujourd'hui. 

Qu'est-ce qu'on se souhaite avant de se quitter ? 

On se souhaite que cette période de confinement aura donné à nous tous, mais surtout à nos gouvernements, des leçons pour gérer les affaires publiques de façon responsable, c'est à dire de façon à préserver le futur de notre vie sur la planète et à préserver les possibilités de survie de toutes les populations qui n'ont pas accès aux richesses des privilégiés du monde occidental.