Les filles décrochent peu à peu en maths : une équation à résoudre
Par Camille Abbey
Prenez des stéréotypes persistants, une quasi-absence de modèles et une bonne dose d'autolimitation et vous obtiendrez un décrochage progressif des filles en mathématiques, et ce dès le CP.
Dans les métiers scientifiques, les femmes sont peu représentées. Pour exemple, sur l'ensemble des ingénieurs en France, 23% sont des femmes, selon l'enquête 2019, des Ingénieurs et Scientifiques de France. En 2019, 39% de la part des enseignants-chercheurs dans les filières scientifiques sont des femmes. Mais ce serait bien avant que se produirait le décrochage en mathématiques de beaucoup de filles.
Selon une large étude publiée en mai 2022 par des chercheurs français dans le British Journal of Developmental Psychology en 2022, le point de bascule où commence à se creuser les inégalités de niveaux entre garçons et filles en maths, ce serait le CP ! En effet, à partir du CE1, les garçons prennent légèrement l'avantage.
À quels facteurs sont dues ces inégalités de résultats, dès le plus jeune âge ? Et comment se fait-il que celles qui ont des bons résultats en mathématiques choisissent moins les professions nécessitant des savoirs scientifiques que les garçons ?
Aux garçons la bosse des maths et aux filles les histoires ?
Les stéréotypes de genre sont bien ancrés dans la tête de beaucoup de parents et d'enseignants. Les garçons auraient par exemple la bosse des maths. Ils seraient ainsi – et sans que cela ne soit toujours conscient – davantage encouragés dans les domaines scientifiques que les filles, qui, peu à peu, se sentent moins légitimes, et peuvent perdre confiance en leurs capacités.
Manuela Spinelli, maîtresse de conférences à l'Université Rennes 2 et spécialiste des études de genre, explique qu'il y aurait plusieurs raisons qui s'entremêlent et que des études sont en cours pour expliquer ces différences de résultats : "Les filles et les garçons grandissent dans un environnement genré. Nous vivons dans une culture qui est aussi basée sur le stéréotype selon lequel les garçons seraient plus aptes aux mathématiques et aux sciences. Tout ce qui est rationnel et scientifique serait du domaine masculin. C'est un préjugé, un stéréotype qui ne reste pas abstrait, mais que l'on traduit en pratique dès le plus jeune âge, dès qu'on commence à offrir des cadeaux."
On se dit que cette appétence et ces qualités peuvent être innées, tant ils sont jeunes en CP, mais en réalité, comme nous l'explique Manuela Spinelli, on les a déjà préparés à développer leurs compétences de façon différente par le biais des activités ludiques : "On voit qu'on a tendance à offrir tout ce qui relève du scientifique, donc tout ce qui permet de développer les compétences spatiales logiques, et évidemment ce qui concerne la motricité aux garçons. Alors que les jeux qu'on considère comme des jeux pour filles sont ceux qui permettent de développer plus l'empathie, l'attention aux autres et le langage."
On le constate aussi dans les rayons ou dans les magasins de jouets. Les jeux de logique, de construction sont bleus et à destination des garçons, tandis que les poupées et les livres de contes plutôt à destination des filles. Même si les choses changent peu à peu, ces délimitations sont encore trop présentes, et dénoncées quotidiennement par le compte Instagram Pépite Sexiste, notamment.
Toute la société serait bercée par cette fausse croyance sur des aptitudes innées, et les enseignants aussi. On peut ainsi penser que les garçons sont plus encouragés et valorisés dans les domaines scientifiques et les filles dans les matières littéraires. Une étude menée en 2009 à l'université de Liège, "Les évaluations des performances en mathématiques sont-elles influencées par le sexe de l'élève ?", par Dominique Lafontaine et Christian Monseur, indiquait en conclusion que "Les garçons performants ont tendance à être surévalués et les filles performantes sous-évaluées."
Le poids des stéréotypes sur les épaules des filles
Les filles elles-mêmes intègrent le stéréotype selon lequel elles ne seraient pas douées en maths. Dans le livre Éduquer sans préjugés, les autrices Manuela Spinelli et Amandine Hancewicz, détaillent les résultats d'une étude menée par Pascal Huguet, directeur de recherche au CNRS et Isabelle Régner, Professeure à l'université d'Amiens. Des enfants devaient mémoriser une figure géométrique puis la refaire. L'on disait à un groupe qu'il s'agissait d'un test de géométrie et à l'autre un test de dessin. Les filles qui pensaient passer un test de dessin réussissaient nettement mieux que celles qui pensaient passer un test de géométrie. En effet, elles intègrent elles-mêmes les stéréotypes et cela les pénalise.
Cela pourrait expliquer aussi des résultats différents dès le CP, car les matières sont formalisées à la différence de la maternelle où des activités s'enchaînent sans forcément les caractériser, comme nous l'explique Thomas Breda, chargé de recherche au CNRS, chercheur affilié à l'École d'économie de Paris : "On appelle ça la menace de stéréotypes. C'est l'idée que quand il y a un stéréotype, si on le rend visible, eh bien ça affecte potentiellement la performance des gens qui sont victimes du stéréotype."
À chaque période, ses stéréotypes. Il y a 40 ans, les filières d'excellence étaient le latin et le grec, et les garçons y étaient donc surreprésentés. Cela ajoute une pierre de plus à l'édifice selon lequel il n'y aurait pas d'appétences innées plus fortes chez les garçons pour les mathématiques. Comme pour beaucoup de domaines genrés, cela dépend des époques. Actuellement, les garçons qui apprécient les lettres peuvent aussi souffrir du poids des stéréotypes, et s'engager avec plus de crainte dans ces filières.
Au lycée, la route de l'autocensure pour les filles
Les notes ont également leur importance, selon Thomas Breda. En dehors du fait qu'il y a une petite différence de niveau dans les matières scientifiques entre filles et garçons au lycée en défaveur des filles, il faut aussi prendre en compte les résultats dans les matières littéraires : "Si on prend aussi en compte les notes en lettres, là oui, on explique une bonne partie des écarts d'orientation. Même les filles qui sont fortes en maths, elles vont être meilleures en lettres, tandis que pour un garçon ce n'est pas vrai. Un garçon qui est fort en maths, il a de très très fortes chances d'être moins bon en lettres. Comme les élèves tendent à aller poursuivre leurs études là où ils sont meilleurs, même avec des petites différences de niveau en maths, les fortes différences de niveau en lettres font que les filles vont aller plutôt vers les lettres."
Mais c'est aussi une histoire de limitation et de manque de projection, comme l'expliquait Michelle Perrot dans l'émission L'Heure Bleue : "Tout ce qui est abstrait, d'un côté les mathématiques, de l'autre côté dans les sciences humaines, la philosophie, c'est considéré comme inadéquat pour les filles. Parce qu'il y a toujours l'idée qu'elles n'ont pas l'esprit assez subtil, assez abstrait pour faire ce genre de choses. De manière générale, dans ce qu'on appelle encore les sciences dures, mettons la physique, les maths – beaucoup moins la biologie d'ailleurs –, il y a une différence hommes et femmes. Et du coup, souvent, les jeunes filles n'osent pas. 'C'est pas pour moi', 'je ne peux pas faire ça parce que je vais peut-être perdre la féminité d'une certaine manière'."
Pour Manuela Spinelli, les filles s'imaginent mal dans des métiers avec des univers qui peuvent apparaître comme sexistes : "Ce sont des métiers à prédominance masculine dans lesquels les femmes ont très peu d'espace, ont aussi beaucoup de difficultés pour évoluer. Il y a des horaires qui parfois ne coïncident pas, ne permettent pas une vie familiale, et on sait que, encore aujourd'hui, les tâches ménagères et parentales pèsent notamment sur les femmes." Les femmes se limiteraient donc, ayant trop intégré les futures charges domestiques et parentales, pesant sur elles.
Jamy Gourmaud, qui intervenait dans Le Téléphone sonne, consacré à comment transmettre le goût des sciences, déplorait le fait qu'une fois le bac passé, seulement 37% des filles décident de s'orienter vers une carrière scientifique. Il y a beaucoup de préjugés autour de ces filières et de ces professions, comme il l'explique : "On a une espèce d'image qui traîne dans notre tête, que la science est une histoire de garçons, que les jobs d'ingénieurs, on va obligatoirement être dans des milieux bruyants, qu'il faut absolument être costaud et avoir une voix forte. Ce n'est plus cela du tout. Ces métiers-là ont considérablement changé et donc il faut aussi que tout le monde, que ce soient les parents, dans les familles, dans les écoles, que cette image change et qu'elle corresponde enfin à la réalité. Toutes les femmes que j'ai rencontrées, qui travaillent, qui sont ingénieurs, le disent : ce sont des métiers qui sont faits pour nous !"
Ce constat de manque de projection et d'autolimitation tiré, il est primordial de rendre ses disciplines et ses métiers plus attractifs pour les jeunes filles et pour les femmes.
Comment renverser la balance ?
Cette question des limitations qui sont mises et que l'on se met dans certaines disciplines, tant pour les filles que pour les garçons, devrait être prise à bras-le-corps par de multiples instances, par les parents, en essayant d'ouvrir le champs des possibles de leurs filles, en leur proposant des jeux ludiques divers et variés, sans exclure aucune activité, mais aussi par des instances telles que l'école, dont les enseignants manquent de formation sur ces questions. Les professeurs devraient être formés aux questions de l'égalité filles/garçons – c'est d'ailleurs une obligation légale, qui n'est pas toujours respectée –, car nous sommes tous imprégnés de stéréotypes et de biais à déconstruire, et pour cela il faut des formations avec clés d'analyse et outils.
Par ailleurs, les filles manquent de modèles, surtout dans les sciences dites dures. "Cognitivement, ce qu'on s'imagine pouvoir faire dépend de ce qu'on observe des gens auxquels on s'identifie", affirme Thomas Breda. Il ajoute : "On appelle ça des rôles modèles. C'est par exemple exposer des lycéennes à des femmes scientifiques qui racontent leur parcours juste pour leur montrer que c'est possible."
L'on pourrait déjà revaloriser l'apport que les femmes ont eu et ont encore dans le domaine scientifique. Ada Lovelace par exemple est la première codeuse, pionnière de l'informatique, trop peu connue. Dans son livre Les Grandes Oubliées, pourquoi l'histoire a effacé les femmes (L'Iconoclaste), l'autrice Titiou Lecoq met en lumière des grandes femmes de l'histoire – bâtisseuses de cathédrales ou espionnes – oubliées des manuels scolaires.
La mathématicienne Nalini Anantharaman, titulaire de la géométrie spectrale au Collège de France, racontait dans L'Invitée de 9h10, d’où lui est venue l’envie de devenir mathématicienne : "Mon père est venu d'Inde vers l'âge de 25 ans pour faire une thèse en mathématiques en France, et il est resté. Il a été un des pionniers à basculer vers l'informatique. Ma mère est mathématicienne. J’étais dans un milieu où je voyais la recherche en mathématiques. J’ai observé le fait que ma mère s’épanouissait dans la recherche mathématique."
En 2020, le prix Nobel de chimie est décerné à Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna pour leur découverte du ciseau génétique Crispr. Elles s'adressent alors aux jeunes filles : "Les femmes scientifiques peuvent aussi avoir un impact sur la recherche qu'elles mènent, et il est important que les jeunes filles qui veulent travailler dans la recherche le sachent".
Sans vouloir forcément que toutes les femmes fassent de grandes et brillantes carrières dans ces domaines, le fait d'avoir des connaissances scientifiques permet de comprendre le monde, où la complémentarité de diverses disciplines permet d'en appréhender toute sa complexité, comme l'économie et les questions énergétiques qui permettent d'avoir des éléments de compréhension de l'histoire politique et de l'actualité.