"Mank" de David Fincher : l'avis du "Masque et la plume"
"Mank" est le nouveau film de David Fincher ("Seven", "Fight Club", etc.) Il ne sort pas en salles, mais est disponible sur Netflix depuis le 4 décembre. Qu'en ont pensé Camille Nevers, Eva Bettan, Michel Ciment, Jean-Marc Lalanne, et Jérôme Garcin, les critiques de l'émission ?
La présentation de "Mank" par Jérôme Garcin
"Mank, un film en noir et blanc dont le scénario a été écrit par le père du cinéaste, Jack Fincher, mort en 2003. C'est le portrait d'Hermann Mankiewicz, le frère aîné de Joseph Mankiewicz, le réalisateur d_'"All About Eve"_ et de "La comtesse aux pieds nus", notamment.
Fincher montre Hermann rongé par l'alcool, alité avec une jambe plâtrée dans le désert californien, au moment précis où le jeune Orson Welles lui demande d'écrire le script de Citizen Kane en spécifiant bien dans le contrat qu'il n'apparaîtra pas au générique.
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Le film est un portrait de Mank joué par Gary Oldman, mais surtout du Hollywood des années 1930 / 1940 avec ses producteurs de légende, David O. Selznick ou Louis B. Mayer - avec sa vedette d'alors, Marion Davies (la maîtresse du magnat de la presse William Randolph Hearst). Mank présente un milieu du cinéma avec ses intrigues, ses rivalités, ses vanités.
Un film de 2h12 où l'on parle beaucoup. Il fourmille de détails historiques et de personnages, que je ne connaissais pas toujours. C'est pourquoi regarder Mank demande une attention permanente du spectateur. Bref, c'est dense. Il faut parfois un peu s'accrocher !
C'était un film que j'aimerais bien voir aussi sur grand écran et pas uniquement sur l'écran sur lequel je l'ai vu
L'image est très belle, mais au-delà de cette beauté, il m'a manqué quelque chose qui s'appelle tout bêtement l'émotion."
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Jean-Marc Lalanne a trouvé le film "plus passionnant qu'émouvant"
JML : "C'est vrai que Mank n'est pas très émouvant, mais il l'est par endroits. Il est plus passionnant qu'émouvant. Mank fait vraiment réfléchir. On dit que c'est un film que David Fincher avait fait pour son père, qui en avait écrit le scénario. Donc, il l'a fait un peu à sa place.
Or c'est le sujet du film : comment vole-t-on un film à quelqu'un ? Comment vole-t-on la vie de quelqu'un ?
Cette figure de Mank est une sorte de d'homme dépossédé de tout. Il a été chassé de Citizen Kane par Orson Welles, qui en a pris toute la lumière et tout le mérite. Hermann Mankiewicz a été chassé de l'histoire du cinéma, du générique du film et des Oscars. Il faut savoir qu'il existe une sorte de chorale scolastique des historiens du cinéma sur cette question. A la suite d'un article de Pauline Kael, l'idée que la véritable identité du scénariste de Citizen Kane était Orson Welles s'est d'abord imposée, mais a aussi été très contestée. Pour moi Citizen Kane est absolument un film d'Orson Welles et dont le mérite va bien au-delà de son scénario.
Dans Mank, Fincher fait mine de vouloir réhabiliter Mankiewicz contre Welles, mais fait un film qui est profondément "Wellesien" - et mieux que ça, il fait de Mank un personnage "Wellessien".
Mank, c'est la figure de Falstaff, le personnage shakespearien dont Welles avait fait, à mon avis, un de ses plus beaux films. C'est l'histoire de ce bouffon qui va être chassé de la cour des grands qu'il courtise en se moquant d'eux. Je pense que Mank est autant un tribut à Welles qu'une tentative de réhabiliter Mank. En cela il est complexe et fascinant."
Michel Ciment : " Un festin pour les yeux et pour l'intelligence"
MC : "J'ai tellement étudié cette époque que je n'ai pas été vraiment dérouté. C'est vrai qu'en le regardant, il y avait des moments où je m'accrochais parce que j'essayais de re-situer, etc. Mais d'abord, ça donne envie de le revoir. Il n'y a pas beaucoup de films comme cela où on pense qu'à la deuxième vision, on va en savoir davantage.
Mais c'est tellement fascinant par le brio et l'intelligence avec lequel le milieu du cinéma est reconstitué. Je crois que c'est peut-être le plus grand film que j'ai vu sur Hollywood dans les années 1930 : la politique, les rapports de pouvoir…
Pour ceux qui ne l'ont pas vu,c'est plein de flash-back qui rappellent Citizen Kane. C'est plein d'allusions à la politique avec le personnage d'Upton Sinclair, le candidat gouverneur de Californie qui, comme aujourd'hui Trump accusait Biden d'être un communiste. La même chose à l'époque, on accusait ce démocrate d'être quasiment communiste. C'est la vie politique. Il y a les rapports de force à l'intérieur d'une compagnie…
Mais Mank, c'est surtout des allusions au style d'Orson Welles. Il y a des contre-plongées, la profondeur de champ… C'est un festin pour les yeux et pour l'intelligence.
Je peux admirer ce film même s'il dit le contraire de ce que je pense : Welles est le véritable auteur de Citizen Kane et il a poussé cet homme, qui avait écrit des scénarios pas inintéressants, à écrire son meilleur scénario."
Eva Bettan : "Un film à double détente"
EB : "C'est un film à double détente, c'est à dire que dans un premier temps il ne procure pas cette impression d'adhésion et de plaisir d'être emporté. On n'a pas le plaisir d'être dedans. C'est un film où on reste lointain. À un moment donné, Mank demande à sa femme : "Pourquoi restes-tu avec moi ?" Et elle lui dit : "Parce que je ne m'ennuie jamais". Et ce n'est pas vraiment la définition de ce film.
Tous les événements ont l'air à peu près égaux. Il y a la "fraulein" (gardée par des aides-soignantes allemandes) qui raconte qu'il a réussi à faire échapper tout un village du nazisme. Mais il va être question à un moment donné de la période des années 1930/1940, de ce qu'on appellerait les "fake news". On a l'impression d'une sorte d'édredon qui égalise tout.
Ensuite le plaisir va résider dans des morceaux. Le seul véritable être humain, c'est Mank. Les autres sont des spectres. Il fait comme à Hollywood. En fait, c'est un film sur un revenge movie du numéro 2. Et si on pousse plus loin, mais je ne veux pas avoir l'air trop intello, il irait quasiment contre la politique des auteurs qui a consisté à dire que ce qui compte, c'est le metteur en scène. Lui dit : dans un chef d'œuvre, c'est le scénariste. Je ne suis pas sûr que ce soit son propos. Mais voilà, mon reproche, c'est qu'on reste extrêmement lointain."
Camille Nevers : "Un film à revoir"
CN : "Mank est un film cérébral. On pourrait même dire intellectuel, pourquoi pas. Je ne le trouve pas très proche du cinéma de Welles mais plutôt d'autres films sur le cinéma. Surtout quand il y a une référence à Fellini sur l'espèce de foire de cirque du cinéma, à Hollywood ou ailleurs.
J'ai commencé à revoir Mank parce que c'est vrai qu'au début, c'est un film tellement saturé. Mais c'est la marque de Fincher. Pour lui on est dans un monde tellement illisible où le personnage principal erre au milieu des signes qu'il décide de déchiffrer les uns après les autres. Et nous, on est pareils.
En le revoyant, Mank devient extrêmement limpide, extrêmement plaisant. La virtuosité n'est pas du tout à vide. Mais il y a quelque chose de l'ordre du récit. Ce qui passionne Fincher, ce n'est pas tellement le formalisme. C'est pour ça qu'il défend le scénariste comme auteur. Pour lui, le dramaturge est celui qui conduit le récit. Tout chez lui tourne autour de "comment on raconte ?" et "qu'est-ce qu'on raconte ?" Welles aussi avait cette intention-là.
Citizen Kane est tellement un film totem, symbolique de ce qui se fait de plus original au cinéma. Mais ce n'est pas ce que je préfère. Je préfère Elle et lui qui date de la même année et que je peux admirer.
Comme pour Once upon a time in Hollywood de Tarantino, je me demandais ce qu'un spectateur ne sachant pas de quoi il est question peut comprendre."
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Aller plus loin
ECOUTER | Le Masque et la plume sur Mank
Avec : Camille Nevers (Libération), Eva Bettan (France Inter), Michel Ciment (Positif) Jean-Marc Lalanne (Les Inrockuptibles) et Jérôme Garcin (L'Obs)