"Marketing abusif" : les fabricants de laits infantiles dans le viseur d'une vaste enquête dans The Lancet
Par Manon Derdevet
Trois études publiées dans la revue scientifique The Lancet mardi 7 février accusent les fabricants de laits infantiles d'user de stratégies commerciales trompeuses pour faire obstacle à l'allaitement maternel. Les chercheurs demandent une réglementation plus stricte.
Le constat est sans appel : de moins en moins de femmes allaitent leurs enfants dans le monde. Selon une série d'études publiées par The Lancet ce mardi, moins de la moitié des nourrissons et des jeunes enfants sont allaités exclusivement au sein pendant les six premiers mois de la vie, en dépit des recommandations de l'Organisation mondiale de la Santé. Les chercheurs accusent les fabricants de laits infantiles de compromettre l'accès à des informations objectives pour promouvoir leurs produits, via un "marketing abusif". Ils réclament une convention-cadre sur la commercialisation des produits alimentaires destinés aux nourrissons et aux enfants.
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Des "pressions" sur les professionnels de santé
Les ventes de laits infantiles atteignent désormais chaque année environ 55 milliards de dollars. Les dépenses publicitaires des fabricants représentent 3,5 milliards de dollars par an. Un marketing qui vise, selon ces études, à réduire l'allaitement maternel malgré "des résultats de santé réduits". En effet, selon les experts, "l'allaitement maternel favorise le développement sain du cerveau et est essentiel pour prévenir le triple fardeau de la malnutrition, des maladies infectieuses et de la mortalité, tout en réduisant le risque d'obésité et de maladies chroniques plus tard."
Selon The Lancet, les plateformes numériques étendent considérablement la portée et l'influence de ce marketing, tout en contournant le Code international de commercialisation des substituts du lait maternel mis en place par l’Assemblée mondiale de la santé, en 1981, pour encadrer ces pratiques commerciales. Les fabricants utilisent aussi des professionnels de la santé pour faire la promotion de leurs laits de substitution.
Des pratiques que l'on observe aussi en France selon Suzanne Grasswill, pédiatre et praticienne hospitalier en maternité, sur France Inter. Elle regrette le manque d'information des professionnels de santé et du grand public sur la question. La spécialiste assure avoir déjà subi "des pressions pour mettre en avant leurs produits aux dépens de l'allaitement maternel". Elle évoque "toutes les formations, les congrès, les séminaires sponsorisés par les laboratoires, les revues pour les pédiatres sponsorisées par les laboratoires avec toutes les trois pages, la mise en avant d'une nouvelle préparation pour nourrissons. C'est quotidien, c'est permanent ! Partout où les pédiatres vont, vous avez des publicités pour faire la promotion des préparations pour nourrissons."
La commercialisation de ces produits remise en question
L'étude dénonce ainsi "un système d'influence multiforme, sophistiqué" qui "manipule et exploite les émotions, les aspirations et les informations scientifiques dans le but de remodeler les normes et les valeurs individuelles, sociétales et médicales". Cette stratégie commerciale "empiète sur les droits humains des femmes et des enfants, nuit à leur santé et nuit à la société", estiment les chercheurs. Les experts demandent donc des engagements politiques et une convention-cadre sur la commercialisation des produits alimentaires destinés aux enfants de moins de 3 ans.
"Il y a une absence de volonté de nos politiques de santé de faire plus de place à l'allaitement maternel. Pourquoi n'y a-t-il pas de campagne de promotion pour l'allaitement maternel en France ?", se désole Suzanne Grasswill qui regrette le manque d'information de la population et des professionnels de santé sur cette question. En France, selon une étude de l'Inserm, 56,3 % des femmes allaitent exclusivement leur enfant à la maternité en 2021 contre 54,6 % en 2016, et 13,4 % d’entre elles réalisent un allaitement mixte contre 12,5 % en 2016. Le taux d’allaitement à 2 mois est plus bas : 34,4 % des femmes allaitent exclusivement leur enfant, 19,8 % réalisent un allaitement mixte et 45,8 % nourrissent leur enfant avec du lait artificiel. "On est un des pays où on allaite le moins au monde", assure-t-elle. Un taux qui peut aussi s'expliquer par des freins culturels selon des pédiatres.
The Lancet fait ainsi une série de recommandations pour limiter l'impact du lobbying des fabricants de laits infantiles. Parmi elles, une meilleure réglementation sur la recherche scientifique pour élaborer ces produits avec un cadre plus strict, comme celui appliqué aux médicaments. Les experts recommandent aussi l'arrêt de tout financement de ces laboratoires pour les professionnels de santé. Enfin, le marketing de ces produits devrait être revu en profondeur et davantage réglementé. "Tous les pays devraient adopter pleinement le Code dans la législation nationale, avec un suivi et une application efficaces suffisamment financés et mis en œuvre par des organes directeurs libres de toute influence commerciale", proposent les chercheurs.
Parmi les six entreprises pointées du doigt par The Lancet : Danone et Nestlé, dont les produits sont commercialisés en France. "Nous avons été la toute première entreprise à appliquer une politique mondiale visant à garantir que nos pratiques marketing et commerciales n’affectent pas négativement le choix et la capacité des mères à allaiter leur enfant de manière optimale" , répond Danone au journal Le Monde.