Métavers : "Matrix nous alerte sur le fait qu'on puisse se complaire dans cet univers virtuel"
Par Victor Vasseur
Que ce soit au cinéma, ou dans la vie réelle, les références à Matrix sont innombrables. De nombreux chercheurs se sont penchés sur les films.
La saga Matrix a bouleversé les codes et marqué une génération, avec son personnage principal Néo, interprété par Keanu Reeves, qui navigue entre la Matrice et le monde réel. Un quatrième film sort ce mercredi en salle. La trilogie, débutée en 1999, est un terrain de jeu formidable pour les chercheurs qui analysent, débattent, réfléchissent sur l'œuvre des sœurs Wachowski. C'est le cas de Natacha Vas-Deyres, et Daniel Tron. La première est chercheuse à l'Université Bordeaux-Montaigne, présidente du festival Hypermondes et spécialiste de science-fiction. Le second est enseignant-chercheur en littérature et cinéma de science-fiction à l'Université de Tours.
FRANCE INTER : Pourquoi vous êtes-vous intéressés à ces films Matrix ?
NATACHA VAS-DEYRES : "Toute personne qui aime la science-fiction est à l'affût de films un peu originaux. En 1999, Matrix est apparu comme un véritable ovni cinématographique. D'abord parce qu'il y avait une nouvelle esthétique des machines, qui ne ressemblaient pas du tout à celle des robots. Ce sont des machines fluides, souples, qui ne sont pas anthropomorphiques, mais plutôt déclinées sur le mode d’aliens. C’est une variation du post-apocalyptique technologisé.
Ce qui m'a complètement frappé, c’est ce qu'on appelle le syncrétisme. C'est-à-dire un mélange du post-apocalyptique avec des références aux arts martiaux, aux films de kung-fu hongkongais, au cinéma asiatique. Le héros est en trench-coat, en latex, avec des lunettes de soleil. Il y a des références au cyberpunk, mais aussi aux mangas. C’est une étape dans l'évolution du film de science-fiction. Matrix a été un choc, un séisme cinématographique."
DANIEL TRON : "Il y a tout un jeu sur la philosophie et sur la métafiction. Dès le début du premier film, qui est extrêmement bien pensé en matière de narration, on nous amène progressivement à suivre Néo et à découvrir l'autre côté de la réalité avec une référence à Jean Baudrillard, un grand théoricien de la postmodernité. Son livre, "Simulacres et simulations" apparaît dans la scène d’ouverture du premier film. Ce que développe Baudrillard, c'est l'idée de la perte de la réalité à travers le concept de simulacre. Pour l’auteur, dans le monde moderne, dans un monde hypermédiatisé, quelqu'un qui irait à New York ne peut pas percevoir New York de manière directe, sans être obligé, au moment même où il le vit, de le comparer à toutes les images de New York qu'il a déjà construites dans sa tête par des films."
Est-ce que Matrix a posé de nouvelles bases fondamentales de la science-fiction au cinéma ?
NATACHA VAS-DEYRES :"Dans la science-fiction cinématographique, il y a des films qui sont des modèles pour ceux qui vont suivre. Il y a eu en 1927 "Metropolis", puis "2001, l'Odyssée de l'espace". En 1968, il y a une vraie révolution esthétique et une manière de penser la science-fiction. Il y aura Matrix en 1999, qui permet de repenser le rapport aux machines des effets spéciaux."
DANIEL TRON : "Oui et non. L’époque du film est marquée par une nouvelle utilisation du numérique. Avec le "bullet time", cet effet visuel qui permet d’avoir une image au ralenti. Je ne crois pas que le film Matrix ait renouvelé totalement l'esthétique du cinéma de science-fiction. Ça se passe plutôt dans la continuité d'une forme de cinéma. C'est une étape supplémentaire. Mais un bon film de SF c’est relativement rare."
Peut-on faire des ponts entre la Matrice et le métavers, ce projet d’univers virtuel imaginé par Facebook ?
DANIEL TRON : "Oui, parce qu'on parle de vide. Quand l'écrivain William Gibson invente la Matrice en 1984, il ne connaît absolument rien en informatique. Il y a souvent une espèce de confusion, "d’erreur" d'interprétation : cette pensée que la science-fiction a une vocation de prévoir l'avenir. Alors qu'en général, non. Sauf à quelques très rares exceptions. Elle joue avec un imaginaire scientifique, elle construit une critique ou une perception de la réalité en utilisant un miroir grossissant, en la projetant dans le temps et dans l'espace ou en réfléchissant sur ce à quoi pourraient aboutir des tendances contemporaines."
NATACHA VAS-DEYRES : "Matrix va reprendre des éléments du cyberpunk. On a ces univers virtuels qui sont présents dans le cyberpunk, notamment, dans l'œuvre absolument majeure de William Gibson, "Neuromancien", qui va inventer cette notion du cyberespace. Sauf que là, on a dans Matrix deux visions, deux mises en scène, celle du réel et celle de cet univers virtuel, mais qui, évidemment, ressemble à s'y méprendre à l'univers de la réalité.
C'est une réflexion sur la représentation de ce que pourrait être la virtualité. Ça ne ressemble pas tout à fait encore à la réalité et il n'y a pas de confusion possible entre les deux."
Et pourtant, est-ce que la réalité virtuelle peut apporter de la confusion pour certains ?
NATACHA VAS-DEYRES : "Oui, philosophiquement, Matrix nous montre qu'il peut y avoir confusion entre l'univers virtuel, le métavers et la réalité et que peut-être, des gens n'auraient plus du tout envie, finalement, de revenir dans la réalité. À partir du moment où l'on se sent bien dans le métavers, et ça ressemblerait à s'y tromper à la réalité. Matrix nous alerte sur le fait qu'on puisse se complaire dans cet univers virtuel sans vouloir revenir dans la réalité. Finalement, on délaisse totalement notre corps au profit de notre esprit puisqu'on n'a plus besoin de notre corps dans le métavers."
DANIEL TRON : "Il y a un truc assez simple sur les GAFA qu'il faut comprendre, c'est qu’ils sont de gros fans de science-fiction. Si le système de Google s'appelle Android, c'est parce que les fondateurs de Google sont des lecteurs de Philip K. Dick. Mais ce que fait Zuckerberg, c'est une annonce commerciale. Quelque chose qui, pour l'instant, est une coquille vide."