Michel Catalano, otage des frères Kouachi : "Si je ne donnais pas la bonne réponse, j'étais mort"
Par Corinne Audouin
Au 11ème jour d'audience du procès des attentats de janvier 2015, la cour a entendu les témoins de la fuite des frères Kouachi jusqu'à leur mort le 9 janvier. Employé de station service, gendarmes, otages : aucun n'a été blessé physiquement, mais tous ont gardé de profondes séquelles de ces moments de terreur.
Ce que peut faire la terreur, pure. Les dégâts qu’elle engendre, des années après l’avoir éprouvée. C’est ce que l’on touche du doigt, lors de l’audience consacrée, mercredi 16 septembre, aux dernières heures des frères Kouachi, les 8 et 9 janvier 2015.
Il y a d’abord l’employé de la station service Avia, braquée par les frères Kouachi le 8 janvier au matin. Il voulait venir témoigner devant la cour d’assises spécialement composée. "Il n’en a pas été capable", explique à la barre son avocat, car "c’est au dessus de ses forces".
"Cinq ans après, il est dans le même état que quelques jours après l’attentat."
Ce jour-là, le 8 janvier, à 9h23, le braquage a duré moins de deux minutes. Sur la vidéosurveillance, selon les enquêteurs, les frères Kouachi sont "détendus, souriants, presque rassurants" avec le manager de la station-service de Villers-Cotterêts, dans l’Aisne et le seul client présent. Ils ont faim, demandent à Ivo des sacs, puis de mettre dedans de l’eau et des gâteaux, avant de repartir. Mais pendant cette poignée de secondes, Ivo a cru qu’il allait mourir. La republication des caricatures par Charlie Hebdo, le jour de l’ouverture du procès, a déclenché chez lui la peur panique d’un nouvel attentat. Le jeune homme se débat avec une dépression très profonde. "Ce qu’il n’arrive pas à admettre", explique son avocat, "c’est pourquoi on ne l’a pas tué."
Premiers sur place
Ce sont ensuite deux gendarmes en tenue qui viennent déposer, tour à tour. Mélanie S. et Francis F. étaient en binôme, ce matin-là, à la brigade de Dammartin-en-Goële, en Seine-et-Marne, au nord-est de Paris. Les gendarmes de la région sont en alerte, on sait que les frères Kouachi, repérés à la station Avia, sont susceptibles de ressurgir n’importe où. Mélanie et Francis ont pour mission "patrouille normale" et d’aller apporter du café aux confrères qui sont sur des points fixes.
Dans leur véhicule, la radio leur annonce que la voiture volée par les frères Kouachi a été repérée. Ils foncent à Dammartin-en-Goële. Ils seront les premiers sur place. Armés de pistolets Sig Sauer, de gilets pare-balles qui ne sont "que des feuilles" face à des cartouches de kalachnikov, eux aussi ont cru qu’ils allaient mourir. Mélanie S. a couru après son collègue, plus expérimenté. S’est cachée derrière un mur. A entendu des tirs siffler autour d’elle, a couru se cacher. "Je ne sais pas où ils tirent, je ne sais pas s’ils nous visent, je ne sais pas ce qu’ils faisaient, pour moi, on allait mourir", dit-elle.
Leur véhicule compte neuf impacts de balles. Mélanie S. se souvient ensuite de l’adjudant-chef qui arrive en hurlant et leur demande de "reculer le véhicule". Ce qui va de nouveau les exposer aux tirs. "Il ne s’est jamais expliqué, ni excusé", regrette-t-elle. Aujourd'hui, elle souffre d’un grave stress post-traumatique, d’hyper vigilance, de cauchemars. "On se retrouve dans son lit terrifié comme un enfant de cinq ans, alors qu’on a plus de 30 ans, c’est pas normal", pleure-t-elle à la barre.
Solide comme un roc, et pourtant
C’est avec le témoignage de son collègue Francis que l’on comprend précisément ce à quoi ils ont échappé. Francis est un ancien militaire, formé pour intervenir en zone de combat. "Tous les réflexes militaires me sont revenus", explique-t-il, face à cette situation "de guerre".
Alerté par les attentats du 7 et du 8 janvier, il a demandé à avoir une arme lourde pour aller patrouiller ce matin-là : refus de sa hiérarchie, problème d’habilitation. Face à l’imprimerie, il repère l’endroit où se positionner, ordonne à Mélanie de le suivre. Chérif Kouachi sort et commence à tirer. "Je le regarde, pour anticiper son tir et riposter". Il blesse le terroriste, qui s'effondre dans l'allée. Francis réfléchit ensuite très vite, il sait qu'il y a des otages, s'il le tue, comment va réagir son frère à l'intérieur ? "Pour les otages, je ne peux pas le tuer, je le laisse ramper et entrer à l'intérieur."
"Je ne peux pas entrer, je ne connais pas la configuration des lieux, et où est le deuxième homme", raconte le gendarme, dans un témoignage impressionnant de maîtrise. "Je dis à ma collègue, extraction, on se casse." Au passage, il crève les pneus de la 206 volée par les frères. Le GIGN prendra le relais à 10 heures.
Pourtant, même cet homme apparemment solide comme un roc finit par se fissurer à la barre. La demande de mutation qui traîne. Le supérieur incapable de le prendre dans ses bras ou de lui demander si "ça va". Des médailles, il en a eues. Remises par Bernard Cazeneuve, par François Hollande. Mais le manque d’humanité de sa hiérarchie, ça ne passe pas pour Francis. Son ton est amer. Mélanie non plus ne s’est pas sentie soutenue. Tous deux sont toujours dans la gendarmerie, loin de Dammartin, ils continuent d’aimer et d’exercer leur métier, comme ils peuvent. "Si on a pas le mental, si on est pas préparé comme je l’étais, on est détruit", résume Francis.
Michel Catalano raconte l'homme qu'il est et celui qu'il n'est plus
Michel Catalano, lui, n’a plus peur d’exposer sa fragilité. L’imprimeur de Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne) vient de nouveau faire ce récit qu’il a déroulé des dizaines de fois, dans la presse, les écoles, les prisons. Son entreprise, c’était le projet de sa vie. Michel Catalano rappelle l’homme qu’il était avant : sportif, joyeux, bon vivant. Comme pour montrer qu’il n’est plus, justement, cet homme-là. Ce 9 janvier, les terroristes se sont réfugiés dans son imprimerie. Il a eu pour réflexe de dire à son employé, Lilian, de se cacher. Ensuite, il s’est mis en mode automatique : "J’étais très calme, dans une sorte de dédoublement. Comme si je n’étais pas là."
Il leur fait du café pour les éloigner de l’endroit où il pense que le jeune homme s’est caché. Soigne Chérif Kouachi après qu’il a été blessé par Francis. Ecoute son "prêche", comme il le qualifie, sur les raisons de leurs actes, au nom d’Al Qaïda au Yémen, contre l’Etat, la police, et "tous ceux qui font du mal aux musulmans".
Concentré sur son objectif, sauver Lilian, Michel Catalano pense qu’il va mourir. A plusieurs reprises, il croit que c’est imminent. "Vous êtes juif ?", lui demande l’un des frères. "Je ne sais pas pourquoi, j’ai dit ‘je suis Français d’origine italienne’, ce qui ne répondait pas à la question. Pour moi, c’est évident que si j’avais été juif, je ne serais pas là pour en parler", dit-il, les mains tremblantes, arrimé au pupitre devant lui.
"J’ai pris sur moi pour rester calme. Mais mon Dieu que c’était dur, compliqué. Je réfléchissais à tout ce que je disais, je parlais du ton le plus neutre possible. Si je ne donnais pas la bonne réponse, j’étais mort."
Les Kouachi finissent par le relâcher. Ce stress intense, Michel Catalano en ressent les répercussions tous les jours. Un premier psychiatre lui conseille une hospitalisation, des médicaments, et de dormir pendant un mois. Inenvisageable pour l’imprimeur, qui dès le lundi, s’attelle à garder son bâtiment détruit, et à s’occuper de ses employés. Il a reconstruit son entreprise. "On n’est pas encore à l’équilibre, j’ai beaucoup de crédits, mais je me bats", dit il, la voix brisée. Ne serait-ce que pour se lever le matin, aller travailler, continuer. "Ce jour-là", résume-t-il, "personne ne voulait être à ma place. Et pour tout vous dire, moi non plus." En larmes à la barre, il est réconforté par ses proches.
Huit heures caché sous un évier
Mais c’est un témoignage plus bouleversant encore qui clôture cette onzième journée. Tout le monde se souvient de lui, de son histoire : Lilian, l’employé de l’imprimerie, qui a passé huit heures et demie, plié dans un placard, sous un évier. Lilian, contrairement à son ancien patron, n’a plus envie de raconter ce qu'il s’est passé. Il le fait, on le comprend, pour la cour, pour la justice, certainement pas pour se soulager, ni calmer sa douleur.
Ce jour-là, sous l’évier du réfectoire, il entend des bribes de voix, les pas des terroristes s’approcher. "Mon cœur s’est arrêté de battre. J’ai arrêté de respirer, j’ai arrêté de bouger. Enfin, je ne pouvais pas bouger." L’espace où il s’est tenu, entre le siphon et le coté du placard, est minuscule. Pendant ces longues heures, il sent son téléphone vibrer, sans qu’il puisse l’atteindre, il a peur d’attirer l’attention. Ensuite, ce sont les téléphones de l’entreprise, qui sonnent, en boucle, tout l’après-midi. Il respire fort, cherche ses mots.
"C’était horrible. Ça faisait un bruit assourdissant, lancinant. Et je n’avais plus de repère, puisque mon seul repère, c’était mes oreilles."
Il pense à sa famille, il se dit qu’il va demander sa compagne en mariage. Il essaie de se concentrer sur des choses positives, tandis que son corps s’ankylose.
À 14 heures, il arrive à attraper son portable, envoie un message à sa mère, à sa sœur. Le début d’un dialogue constant, via les SMS, avec le GIGN. Il décrit les lieux. L’endroit où il se trouve. Serait-il capable de sauter par la fenêtre ? Non, il ne sent plus ses jambes. Une deuxième fois, l’un des frères Kouachi s’approche, à la recherche de quelque chose à manger. "Il a ouvert le placard à 30 cm de moi", se souvient le jeune homme. "J’ai senti l’eau couler : il se lavait les mains dans l’évier. J’étais tétanisé. Le cerveau en pause, le cœur en pause, c’était irréel." S’il prend la serviette accrochée à une porte pour se sécher les mains, le placard va s’ouvrir, Lilian sera découvert. "Il ne s'est pas séché les mains. Il est reparti."
"Qu'on me laisse tranquille"
Lilian est passé si près de la mort que c’est comme s’il n’en était pas tout à fait revenu. Comme tous ceux qui ont croisé la route des frères Kouachi ce jour-là, même si aucune balle n’a traversé leur corps. Après sa libération, le jeune homme a passé quatre mois enfermé chez ses parents, à se réfugier dans les jeux vidéo, à fuir les sollicitations constantes de la presse.
Il en veut, à tous ceux qui ont tenté de lui arracher une phrase, de voler son image, qui appelaient ses parents. "Je me suis senti violé. Tout le monde connaissait ma vie, tout le monde voulait des détails sur le moment le plus atroce de ma vie. Moi je voulais qu’on me laisse tranquille. Je ne souhaite pas que les gens satisfassent leur curiosité avec ma vie".
Il salue, au passage, les journalistes qui ont demandé son autorisation, et demande à tous de ne plus diffuser son nom de famille, ni son image. Il n’a pas voulu que son père soit dans la salle aujourd’hui : "Ça va faire cinq ans et c’est toujours là. J’ai beau paraître fort, je vais toujours vivre avec ça, et ma famille aussi. C’est un sujet tabou, on n’en parle jamais."
Depuis, Lilian travaille, loin de Dammartin, et il a déménagé. Son témoignage sonne comme une claque, un réveil salvateur. Passer aussi près de la mort est une expérience qui marque à jamais. Certains ont choisi de la partager. D’autres de la vivre dans le secret de leur intimité.