Michel-Édouard Leclerc : "Je veux être un missionnaire pour la BD"
Par Anne Douhaire-Kerdoncuff[BEAUX LIVRES] Pour son entrée en édition, Michel Edouard Leclerc frappe fort, avec la création de la maison MEL Publisher.
Le PDG du groupe d'hypemarchés Leclerc publie deux très belles monographies de grands noms du dessin et de la BD : Nicolas de Crécy (Léon la came, La République du catch…) et Lorenzo Mattoti (Murmure ...). En 300 pages sur papier épais, l’œuvre des artistes se déploie. Leurs dessins, leurs peintures, leurs croquis permettent de mieux de saisir la diversité et l’ampleur de leur production. Ces livres ambitieux nous ont donné envie de rencontrer Michel-Edouard Leclerc que l'on n'attendait pas à la tête d'une telle entreprise. Entretien.
Comment êtes-vous tombé dans la BD ?
J’aime le 9e art, depuis que je l’ai découvert dans la bibliothèque familiale. Mon père, Edouard Leclerc, était un passionné d’images. Il lisait des journaux de caricatures comme L’Assiette au beurre , et d’autres journaux satiriques du 19e siècle. Enfant, on achetait des numéros spéciaux tirés de**Ouest-France , de L'Aurore ou de France Soir ,** qui compilaient tous les strips publiés chaque semaine. Vous savez, en Bretagne, on a toutes sortes de beau temps. Particulièrement quand les cumulus prolongent leur présence sur la plage, nous avions le droit d’aller au kiosque à journaux. On achetait des Pockets issus de la création américaine du groupe Marvel , des revues pour des garçons pré-pubères sans trop de filles, et puis des revues comme Fripounet et Marisette, Spirou, Tintin. J’ai une culture BD classique,très franco-belge , surtout sur le plan graphique : j’aime beaucoup ce type d’expression avec la légèreté du trait. Ma révolution est venue avec Métal hurlant , l’après Pilote , le passage de la BD à l’âge adulte quand des fous, des « ogres », comme Druillet, Moebius, Bilal se sont mis à crier dans les rues : « du cul, du cinéma, des femmes et des grandes aventures ! ». Ce grand moment des années 1970 a libéré la créativité et je me suis perdu avec délice dans tous ces numéros d’auteurs plus gigantesques les uns que les autres.
Comment êtes-vous devenu collectionneur ?
Au départ, je gardais mes albums mais sans l’idée d’accumuler. J’ai seulement acheté des planches à des amis dessinateurs parce qu’ils étaient dans le besoin - j’avais vraiment l’impression qu’ils faisaient la manche. J’ai acquis quelques albums originaux parce que je les trouvais beaux. J’étais sous l’influence d’auteurs commeJulliard, Wolinski ou Geluck qui me conseillaient. J’avais déjà 40 ans quand je me suis rendu compte que les institutions ne soutenaient pas le 9 art - ou pas suffisamment - et n’achetaient pas ou très peu de planches originales. Dans les musées, il y avait très peu d’expositions consacrées à la bande dessinée alors que nous avions tant d’artistes français. Je me suis dit que nous avions un rôle à jouer. Peut-être avais-je aussi beaucoup d’égo… En tous les cas, une très grande passion est née. J’ai commencé à construire un fond qui fait sens parce qu’il est un panorama assez complet de la création des auteurs francophones de 1970 à aujourd’hui.
Comment avez-vous connu Nicolas de Crécy ?
Je l’ai connu il y a une quinzaine d’années. Son trait détonnait déjà, même de ce qui se faisait à l'époque. Il y avait une poésie, un dialogue entre le trait, très crayonné, et la couleur, particulièrement originale. On sentait déjà l’envie chez lui d’aller vers la toile, et, en même temps, l’assez bonne maîtrise du dessin. Dans New York sur Loire , il y a des œuvres qui touchent à l’abstraction, on est dans des couleurs d’Edward Hopper et dans une atmosphère américaine des années 30. J’ai été envahi, passionné par ses images. Une émotion que j’ai retrouvée dans son travail pour le musée du Louvre (Période glaciaire , Futuropolis, 2005). Au plan de la narration, j’ai trouvé très drôle de faire disparaître les œuvres sous la glace. J’ai aussi aimé tout son travail réalisé au Japon lors de sa résidence dans la Villa Kujoyama. J’ai trouvé qu’il s’était bien imprégné de la culture japonaise. Moins du manga d’ailleurs, que des fantômes et des âmes qui traînent dans les rues. Nicolas de Crécy avait fait une très belle exposition à la Galerie Martel à Paris. Je lui ai acheté 3 ou 4 dessins. Je l’ai revu lors d’une exposition à la Galerie Barbier-Mathon, il a fait de très beaux portraits dont des lithographies ont été tirées. J’ai alors vu qu’il savait manier tous les supports. J’aime ses portraits, ses narrations, riches en imagination et en utopie. Il ose ! Il se dégage une énorme humanité chez ses personnages qui traversent des architectures impossibles. C’était un artiste que j’avais envie de rencontrer. Je lui ai dit ma passion et, après quelques déjeuners, nous sommes devenus amis. Je lui ai parlé de ce projet de livre. Il a été étonné, il s’attendait à ce que ça vienne d’un autre éditeur. Pendant qu’il dessinait La République du catch, je lui ai proposé aussi une exposition qui aura lieu à Quimper début mars.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans l'oeuvre de Lorenzo Mattoti ?
Je le connaissais depuis longtemps pour ses illustrations de Pinocchio , de Hansel et Gretel , tous les livres jeunesse qu’il a embellis. C’est un très bon illustrateur et il n’a pas de culpabilité par rapport à ça. Je l’ai rencontré au Festival d’Angoulême où il exposait des œuvres. Nous avons sympathisé. En discutant, nous avons pris conscience que nous étions de la même génération, la génération rock. Avec nos enfants, nous sommes allés aux mêmes concerts de Peter Gabriel, de Bob Dylan, ou de Paul Mc Cartney . On a des vies fonctionnelles très différentes : il est artiste, je suis chef d’entreprise, mais le soir à 19h, autour de pâtes dans un bistro, on a beaucoup de points communs. Il m’a fait rencontrer les artistes du New Yorker : Art Spiegelman, Crumb , etc… De là est venue l’idée de lui trouver un projet d’exposition. Donc, cet hiver, on a exposé ses dessins à Landerneau qui venait de recevoir les sculptures de Giacometti. D’entrée, cela le place comme un artiste à part entière. Il a une œuvre vraiment protéiforme. C’est quelqu’un qui dessine toute la journée. Huit heures par jour, il travaille à partir d’un carnet qui lui sert en quelque sorte de salle de chauffe. Il peut partir aussi bien sur une bande dessinée qu’un dessin grand format. C’est quelqu’un qui vit dans le dessin, qui se nourrit du dessin. Chaque croquis régénère d’autres formes. C’est sans fin ! J’aime beaucoup l’homme. Il a beaucoup d’abnégation. Il se définit lui-même comme un artisan. Et il y en a peu dans l’art contemporain aujourd’hui qui se définissent comme ça. Par-là, il veut dire qu’il reconnaît ses maitres, l’héritage de tous ces gens qu’il a copiés adolescent. Mais aujourd’hui, il est vraiment devenu un très grand.
N’est-ce pas un peu rétrograde de se lancer dans le beau livre à l’heure du numérique ?
Je crois à l’avenir du beau livre. C’est bien d’avoir tout sur l’ordinateur mais on peut aussi garder des vieux jean’s, ou un vieux vélo… Je n’ai pas fondé Mel Publisher pour gagner de l’argent, j’espère plutôt ne pas en perdre. J’aimerais que ça profite à beaucoup d’artistes. Et mon ego serait satisfait de contribuer à accroitre leur notoriété.
Ce sont des sommes que nous publions. En faisant ça, j’ai l’impression de faire œuvre de service public. En même temps, je me fais plaisir et je fais plaisir à ces auteurs. Je pense qu’il faut être un peu missionnaire, tous les éditeurs le disent mais il ne faut pas brader les choses. Je crois qu’il y a des lecteurs qui sont prêts à mettre un peu d’argent pour avoir un bel objet à conserver dans leur bibliothèque. Il faut leur garantir que les reliures vont tenir, que le papier soit suffisamment de qualité pour ne pas jaunir...
MEL
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Vous parlez de soutien aux artistes, mais plus d’un tiers des auteurs de BD vivent sous le seuil de pauvreté…
Je suis assez critique à l’égard de la puissance publique vis-à-vis du 9e Art. La BD tire le secteur éditorial français. Avec le secteur jeunesse, elle entraîne les 500 maisons d’édition françaises. On parle beaucoup de littérature, des romans, alors que la BD fait un carton. Mais dans les musées, ou dans les FRAC (fonds régionaux d’Art contemporain), il n’y a pas de place pour ces créations sur papier.
On vous répond assez facilement que c’est bien pour les archives. Mais c’est quand même nier le phénomène de société et l’engouement de la jeunesse pour le 9e Art. Pour moi, la solution serait que les pouvoirs publics soutiennent la création et achètent aux auteurs leurs œuvres à leur juste prix comme elles le font pour la sculpture ou la peinture. Je crois plus à ça qu’à un fonds ou à des aides qui donneraient l’impression de faire l’aumône. La meilleure façon de dire à un dessinateur qu'on l’aime, c’est de lui acheter une œuvre.
MEL 2
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Feuilletez quelques pages de l'ouvrage consacré à l'oeuvre de Nicolas de Crécy
- Lorenzo Mattotti livres, Édition MEL Publisher
- Nicolas de Crécy , Édition MEL Publisher
Écoutez un extrait de Pop fiction consacré à la monographie de Nicolas de Crécy : ce qu'en pense l'un des invités, O. Delcroix :
N de Crécy dans Pop fiction
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