"Notre peuple s'est créolisé" : 5 questions autour de ce concept repris par Jean-Luc Mélenchon

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"Notre peuple s'est créolisé" : 5 questions autour de ce concept repris par Jean-Luc Mélenchon

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Edouard Glissant, le poète auquel Jean-Luc Mélenchon a fait référence lors du lancement de "l'Institut de la Boétie", en parlant de créolisation
Edouard Glissant, le poète auquel Jean-Luc Mélenchon a fait référence lors du lancement de "l'Institut de la Boétie", en parlant de créolisation
© Getty - Alain DENANTES

Pour Jean-Luc Mélenchon "notre peuple s'est créolisé", ce qui justifie à ses yeux d'instaurer une VIe République. Le leader France Insoumise fait ainsi appel à un concept du poète antillais Édouard Glissant, expliqué ici en 5 questions.

Lors du lancement du think tank de son parti, "l'Institut de la Boétie", Jean-Luc Mélenchon a fait état d'une "sorte de créolisation" de la société française qui a besoin d'une "VIe République", à l'approche de la présidentielle de 2022.

Dans un long discours sur la République, qui préfigure les idées qu'il pourrait développer dans une future campagne de candidature, le leader de la France insoumise a affirmé : 

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"Notre peuple s'est créolisé, le peuple français a commencé une sorte de créolisation"

Ce mot, la "créolisation", il l'emprunte au poète et penseur Édouard Glissant, fondateur de l'Institut du Tout-Monde. Son œuvre est étudiée partout dans le monde, et est une référence pour les chercheurs qui étudient le délitement des identités à l'heure de la mondialisation. "Cela fait toujours bien de citer Édouard Glissant", réagit le directeur du centre international d'études Édouard Glissant de l'Institut du Tout-Monde, Loïc Céry, "ça donne toujours de l'ampleur au discours, mais je crois que Jean-Luc Mélenchon ne fait pas de la provocation et qu'il a compris la transformation de la société française".

Qu'a dit Jean-Luc Mélenchon exactement ?

Lors de son discours, Jean-Luc Mélenchon a déclaré: "Notre peuple s'est créolisé, le peuple français a commencé une sorte de créolisation, qui est nouvelle dans notre histoire, il ne faut pas en avoir peur, c'est bien. On avance, on vit". Avec cette créolisation, "nous avons besoin d'une nouvelle règle du jeu. Voilà pourquoi la VIe République est un besoin vital de la Nation française".

Avant d'en arriver à l'évocation de la VIe République qu'il appelle de ses vœux depuis plusieurs années, le leader de la France Insoumise s'est référé à Edouard Glissant, pour parler de "la vocation universaliste de la France" : "L’universalisme ne peut pas rester un principe abstrait, il doit l’être en droit, concret, sans qu'on en vienne à brutaliser, mutiler, enrégimenter, tel ou tel. C’est ce processus que décrivait notre poète Édouard Glissant, c’est le processus de la créolisation du monde". 

Qu'est-ce que la "créolisation" du monde selon Edouard Glissant ?

Chez Édouard Glissant, la créolisation ne concerne pas les populations créoles d’Outre-mer uniquement, ni le simple métissage d’une société, c’est un concept qui se rapporte au devenir des cultures du monde. Pour Glissant il y a créolisation, quand le mélange des cultures crée quelque chose de nouveau, qui n’appartient à aucune des cultures qui la compose

C’est ce à quoi semble faire référence Jean Luc Mélenchon. À l’heure d’un vote sur une loi appelée "séparatisme", Mélenchon s’empare d’un concept de réconciliation, d’égalité, où le un plus un créerait une troisième identité, différente et à découvrir. Il ne précise pas à quoi ressemble le résultat de cette créolisation en France, mais il se sert de cela pour justifier l’avènement de la VIe république.

Créolisation et République : le mariage est-il possible ? 

Le concept de créolisation peut-il pour autant justifier l'avènement d'une VIe République? Ce n'est pas certain, si l'on relit les déclarations d'Édouard Glissant lors d 'un débat sur ce sujet avec le philosophe Régis Debray. 

Après avoir fait état du génie de l'esprit français comme celui du génie de l'acculturation, Glissant expliquait que "l'universalisme attaché à la République et à l'esprit français est une valeur usée, une négation des humanités au pluriel."

Selon Glissant, son concept de "tout-monde", conséquence de la créolisation, ne peut être appréhendé par l'idéal républicain, car ce dernier n'a plus de sens à l'heure de la mondialisation : "L'idéal républicain de la fraternité, l'idée de patrie universelle, de nation élue sont des aspirations qui datent d'une époque où le monde n'était pas encore monde". 

Pour Glissant, historiquement, comme dans son expérience personnelle, République a rimé avec assimilation. Or aujourd'hui les choses ont changé et, dit-il, "tout cela n'a plus aucun sens dès lors que le monde n'est plus un ensemble d'États-nations, qui se juxtaposent, s'opposent et, paradoxalement, tendent vers un même objet en étant ennemis. Aujourd'hui, le monde est devenu inextricable, on ne peut en dégager le chemin clair et efficace. Et l'idéal de la fraternité à l'ère de la globalisation, du tout-monde, ne peut plus être l'idéal républicain ; il exige le métissage."

"C'est dans le métissage que la fraternité peut avoir lieu, pas dans la sublimation républicaine" 

Alors la VIe république est-elle compatible avec le phénomène de créolisation décrit par Glissant ? Face à la peur des communautarismes, le gouvernement de Nicolas Sarkozy a été tenté en 2007 de créer un ministère de l'Identité nationale, raison pour laquelle Glissant a signé le manifeste Quand les murs tombent pour s'opposer à la tentation des replis identitaires. La Ve République, une et indivisible, jacobine, semble trembler face à l'évolution de la société. 

Y a-t-il déjà des "nations créoles" ?

Les textes d'Édouard Glissant sur la créolisation signalent aussi que "les phénomènes de créolisation se sont faits avec un mélange qui a infériorisé l’apport de la culture africaine." Et, écrit Glissant, il a fallu "rétablir l’équilibre entre les éléments mis en présence, en premier lieu par une revalorisation de l’héritage africain, c’est ce que l’on a appelé l’indigénisme haïtien, la renaissance de Harlem et enfin la négritude – la poétique de la négritude de Damas et de Césaire qui a rencontré la théorie de la négritude de Senghor".

Il parlait aussi des Afro-américains dans un entretien au Nouvel Observateur, en disant, "l'afro-centrisme aujourd'hui ne suffit plus. Il serait temps que ces étudiants noirs américains se tournent vers les principes de créolisation". Paroles que Jean-Luc Mélenchon n'a peut-être pas entendues, car il a affirmé dans son discours que "dans toutes les Amériques, vous verrez des nations créoles", interrogeant, "diriez-vous qu'elles sont moins intéressantes que d'autres où se reproduisent sempiternellement les mêmes traditions ? ". 

Les grandes nations dites créolisées par Jean-Luc Mélenchon ne sont pas encore arrivées au bout du processus. Jean-Luc Mélenchon, dans son discours, cite le Brésil et le Mexique comme "grandes nations créoles", là où Glissant signale qu’elles sont certes des exemples, mais des lieux où l’identité africaine y fut d’abord marginalisée, et qu’il y a fallu, et faut encore, un travail de réappropriation de leurs cultures par certaines communautés. "Le Brésil est même en train de prendre un chemin contraire", explique Loïc Céry. "Il faut bien dire" précise le chercheur, que la créolisation est un processus et "Glissant lui-même explique qu'il y a des moments de reculs, de confrontation ou de frictions. Le processus peut se déployer sur plusieurs siècles". 

Qu'en pense le directeur du Centre d'études Edouard Glissant ?

Pour Loïc Céry, il est clair que "la Ve République n'est pas architecturée pour accueillir la créolisation de la société française, c'est un processus mouvant et à l'œuvre actuellement." Le danger à éviter c'est de "s'enfermer dans les communautarismes", or si Jean-Luc Mélenchon pense à cela en parlant d'une "nouvelle règle du jeu"', alors "ce serait fidèle à la pensée de Glissant et constructif" estime le directeur du Centre d'Études Edouard Glissant. 

L'esprit de Glissant, c'est de dire "je peux changer en échangeant avec l'autre sans me perdre ni me dénaturer" rappelle Loïc Céry, et ça répond à la crainte d'une certaine droite "qui a toujours peur de perdre son identité". 

Quelle devrait donc être cette nouvelle République qui laisse la place à la créolisation ? Jean-Luc Mélenchon a toujours parlé d'une assemblée constituante qui soit plus ressemblante à la réalité de la société française actuelle

Loïc Céry s'interroge : "Y aura-t-il une place pour une vision plus ouverte sur le réel, sur la société française ? S'il s'agit de ça, on pourrait avoir une nouvelle République, moins rigide et n'imposant pas un même modèle pour tous, sans être une addition de communautarismes, ce qui serait une catastrophe, et une perversion du concept de Glissant". 

Le modèle français, c'est le vivre-ensemble et l'universalisme, et il faudrait arriver, selon Loïc Céry, "sans le perdre ni le dénaturer, à ce que la République, quel que soit son numéro, reste universaliste, et laisse la place à une société avec un ciment, ciment commun ouvert et non fermé. C'est très difficile à négocier, car nous sommes en mutation, et la menace communautariste est réelle".