PHILO - Gilles Deleuze : des sociétés disciplinaires aux sociétés de contrôle
Par Franck Olivar
Alors que la crise sanitaire nous impose des restrictions induisant des contrôles, déjà dans les années 90, en pleine crise économique, le pop philosophe Gilles Deleuze analysait dans son "Post-scriptum sur les sociétés de contrôle", les origines et les effets des différentes "sociétés" dans l’histoire mondiale.
Le philosophe Gilles Deleuze, à l’instar de ce qu’il publie sur Nietzsche, Kant ou Bergson alors qu’il n’était qu’assistant à la Sorbonne, concevant alors l’histoire de la philosophie comme … "une sorte d’enculage ou ce qui revient au même d’immaculé conception", fait un sort dans les années 90 aux sociétés et à leurs différentes transformations et glissements.
Dans Son Post-scriptum sur les sociétés de contrôle paru dans L’Autre journal et qui s’articule en trois paragraphes : historique, logique et programme, le philosophe envisage et analyse les bouleversements opérés dans les différentes sociétés depuis la Deuxième Guerre mondiale puis avec l’arrivée des technologies numériques.
Historique
La France des années 90 connait une grave crise économique et systémique, Gilles Deleuze dans ce premier paragraphe retrace, exemples et démonstrations à l’appui, les transformations qui se sont opérées jusqu’à nos jours dans les différentes sociétés.
Des sociétés de souveraineté de l’ancien régime en passant par la période Napoléonienne où s’est alors produit un glissement progressif vers les sociétés disciplinaires jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale qui voit l’avènement des sociétés de contrôle, le philosophe souligne le caractère inédit et coercitif de cette nouvelle ère :
Nous sommes dans une crise généralisée de tous les milieux d’enfermement, prison, hôpital, usine, école, famille… Les ministres compétents n’ont cessé d’annoncer des réformes supposées nécessaires… mais chacun sait que ces institutions sont finies, à plus ou moins longues échéance. Il s’agit seulement de gérer leur agonie et d’occuper les gens, jusqu’à l’installation de nouvelles forces qui frappent à la porte.
Si les sociétés de souveraineté avaient pour fonction de prélever plutôt que d’organiser, de décider de la mort plutôt que de gérer la vie ; les sociétés disciplinaires, atteignant leur apogée au début du XXe siècle, procèdent à l’organisation des grands milieux d’enfermement.
Sous Napoléon, de nouvelles forces se mettent en place provoquant une grave crise des disciplines entraînant la mutation progressive de ces sociétés disciplinaires. L’on voit alors apparaître les prémices de ce que Michel Foucault, précédé par l’écrivain américain William Burroughs, nomme : les sociétés de contrôle. Ces sociétés de contrôle forcent à une rapide mutation dans les différents lieux où il s’exerce :
Par exemple dans la crise de l’hôpital comme milieu d’enfermement, la sectorisation, les hôpitaux de jour, les soins à domicile ont pu marquer d’abord de nouvelles libertés, mais participer aussi à des mécanismes de contrôle qui rivalisent avec les plus durs enfermements. Il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes.
Logique
Le philosophe examine alors l’entreprise qui a remplacé l’usine et cette substitution a entraîné des mutations radicales car là où les enfermements sont des moulages distincts, les contrôles sont des modulations. Là où l’usine élaborait un point d’équilibre entre une productivité maximale pour des salaires minimums, l’entreprise impose des modulations rétributives par le biais des primes – bien que l’usine connaissait déjà ce système – entraînant ce que Deleuze qualifie « d’état de métastabilité par le biais des challenges, des concours et colloques extrêmement comiques » ce qui n’est pas sans conséquence même sur les programmes audiovisuels :
… (Si) les jeux télévisés les plus idiots ont tant de succès, c’est parce qu’ils expriment adéquatement la situation d’entreprise.
Pour le philosophe, dans les sociétés de discipline on n’arrête pas de recommencer, de l’école à l’usine en passant par la caserne alors que dans les sociétés de contrôle on n’en finit jamais avec rien, soumis que nous sommes aux modulations imposées par l’entreprise, par la formation…etc. Une transformation qui n’épargne pas l’Education nationale qui souhaite imposer aux professeurs, un salaire au mérite et aux élèves, le contrôle continu.
Gilles Deleuze explique que dans les sociétés de contrôle, l’essentiel est le chiffre qui a remplacé la signature, chiffre qui comme un mot de passe se substitue aux mots d’ordre des sociétés disciplinaires. Le chiffre, qui est le langage du numérique, nous institue ou nous destitue en tant qu’individu dans la société.
Ainsi pour le philosophe, l’argent, par l’observation de ses mutations, reste l’indicateur significatif des pratiques différentielles d’un type de société à l’autre :
C’est peut-être l’argent qui exprime le mieux la discipline des deux sociétés, puisque la discipline s’est toujours rapportée à des monnaies moulées qui renfermaient de l’or comme nombre étalon, tandis que le contrôle renvoie à des échanges flottants, modulations qui font intervenir comme chiffre un pourcentage de différentes monnaies échantillons. La vieille taupe monétaire est l’animal des milieux d’enfermement, mais le serpent est celui des sociétés de contrôle. Nous sommes passés d’un animal à l’autre, de la taupe au serpent, dans le régime où nous vivons, mais aussi dans notre manière de vivre et nos rapports à autrui.
Deleuze, en « zoologue du social », observe méthodiquement et procède aux classements de toutes ces grosses bêtes que sont les « outils » dédiés aux différentes sociétés et qui se sont succédés comme par exemple les machines (auparavant simples, elles ont d’abord cédé leurs places à la machine énergétique pour enfin évoluer vers une troisième « espèce » : l’ordinateur, (la machine numérique) et le marché (tantôt conquis par la spécialisation, tantôt par la colonisation et tantôt par le rabaissement des coûts de production).
Si dans les sociétés disciplinaires, le capitalisme se destinait exclusivement à la production (qu’il relègue aujourd’hui dans la périphérie du tiers-monde), il s’attache à présent à la surproduction de services qu’il veut vendre et d’actions qu’il souhaite acheter. Ce capitalisme, qui a tout absorbé, se révèle dispersif :
La famille, l’école, l’armée, l’usine ne sont plus des milieux analogiques distincts qui convergent vers un propriétaire, Etat ou puissance privé, mais les figures chiffrées, déformables et transformables, d’une même entreprise qui n’a plus que des gestionnaires. Même l’art a quitté les milieux clos pour entrer dans les circuits ouverts de la banque.
Gilles Deleuze surenchérit ainsi :
Le service de vente est devenu le centre ou l’ «âme » de l’entreprise. On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrible du monde.
Et l’individu dans tout ça ? Le philosophe conclut ainsi ce paragraphe : « L’homme n’est plus l’homme enfermé, mais l’homme endetté ».
Programme
Gilles Deleuze dans ce court et dernier paragraphe de Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, passe en revue et détaille les outils de contrôle en fonction des différents milieux et régimes, comme par exemple la recherche de peines de substitutions dans les prisons, les formes de contrôle continu à l’école, l’apparition d’une nouvelle médecine « sans médecin, ni malade » dans les hôpitaux et les nouveaux traitements de l’argent, des produits et des hommes dans l’entreprise.
Il précise alors :
Ce sont des exemples assez minces, mais qui permettraient de mieux comprendre ce qu’on entend par crises des institutions, c’est à dire l’installation progressive et dispersée d’un nouveau régime de domination.
Le philosophe pense que l’avènement des technologies numériques, outils par excellence des sociétés de contrôle, loin de libérer le travailleur, ne fait que renforcer le contrôle des libertés sur le corps et l’esprit des travailleurs.
Procédant à une analyse méthodique en préambule à un état des lieux précis, le philosophe se pose alors de nombreuses interrogations. Soucieux des effets de ces sociétés de contrôle, Deleuze exprime ouvertement ses craintes, notamment sur les rôles futurs des syndicats et leur inaptitude à agir face à ce nouveau régime. Le philosophe s’interroge alors sur l’attitude de la génération montante à l’égard de ces sociétés :
Beaucoup de jeunes gens réclament étrangement d’être « motivés », ils redemandent des stages et de la formation permanente ; c’est à eux de découvrir ce à quoi on les fait servir, comme leurs aînés ont découvert non sans peine la finalité des disciplines.
Et il conclut non sans humour :
Les anneaux d’un serpent sont encore plus compliqués que les trous d’une taupinière.
Gilles Deleuze précise, à la même époque, dans un long entretien qu’il accorde au philosophe marxiste italien Toni Negri :
Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédés. Croire au monde, c’est aussi bien susciter des évènements même petits qui échappent au contrôle, ou faire naître de nouveaux espace-temps, même de surface ou de volume réduits… c’est au niveau de chaque tentative que se jugent la capacité de résistance ou au contraire la soumission à un contrôle. Il faut à la fois création et peuple.
« Peuple » un terme cher à Gilles Deleuze qui est originaire d’un milieu bourgeois peu cultivé et qui se montre, après son agrégation de philosophie, un professeur peu orthodoxe à Amiens où il débute sa carrière dans l’enseignement. Après un passage à Orléans, il devient assistant d’histoire de la philosophie à la Sorbonne. A l’époque, ses publications autant que son look bien identifiable - longs et rares cheveux gris souvent ornés d’un chapeau, veste de paysan, pull en shetland pelucheux et des ongles très longs - font de lui l’inventeur de la pop philosophie :
Je voudrais arriver à faire un cours comme Dylan organise une chanson, étonnant producteur plutôt qu’auteur.
Après les évènements de mai 68 dont il s’est tenu en retrait, observateur privilégié se consacrant à la rédaction de sa thèse, il rencontre le psychanalyste Félix Guattari avec qui il signe quelques essais ambitieux dont Mille Plateaux en 1980 et L’anti-Œdipe en 1972. Deleuze se « produit » ensuite en « philostar » dans les amphis de l’université de Vincennes où il y côtoie entres autres Michel Foucault et Alain Badiou. Après cette expérience, il étudie le cinéma dans ses derniers travaux et publie deux ouvrages remarquables mais il est atteint d’une maladie respiratoire qui l’enchaîne à une bouteille d’oxygène. Acculé au désespoir, il met fin à ses jours en se défenestrant le 4 novembre 1995, à l’âge de 70 ans
Bibliographie sélective
- L’Anti-Oedipe, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Les Editions de Minuit, 1980
- Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Les Editions de Minuit, 1980
- Différence et répétition, Gilles Deleuze, Presses universitaires de France (PUF), 2011
- Logique du sens, Gilles Deleuze, Les Editions de Minuit, 1969
- Lettres et autres textes, Gilles Deleuze, Edition préparée par David Lapoujade, Les Editions de Minuit, 2015