Philo : Penser le confinement, cette "expérience commune" de Nietzsche qui constitue un peuple
Et si ce que nous traversions nous donnait à traverser une expérience vraiment commune ? Et si le confinement nous transformait collectivement en mieux ? Avec le professeur de philosophie Thibaut de Saint-Maurice, on prend le temps de réfléchir à cette crise sanitaire en compagnie de ce bon vieux Nietzsche !
THIBAUT de SAINT MAURICE : "J'ai passé un peu plus de temps à me promener sur les réseaux sociaux ces derniers jours, à défaut de pouvoir me promener dehors tout court. Et puis, cela permet de voir aussi comment font les proches, les moins proches. Et les moins moins proches.
Et j'ai vu ce que je savais : oui nous sommes tous confinés, même si, bien sûr, nous ne sommes pas confinés pareils dans un appartement ou dans une maison, avec un jardin ou pas, à la campagne ou à la montagne, ou alors en plein centre-ville.
Mais on est tous confinés aussi, qu'on soit riche ou pauvre, petit ou puissant, anonyme ou célèbre.
Et puis, bien sûr, j'ai constaté qu'on n'est pas confinés pareil parce qu'il y a ceux aussi qui doivent travailler pour les autres.
Alors hier, en me promenant sur les réseaux, j'ai vu Patrick Bruel en T-shirt dans sa cuisine, JoeyStarr sans lunettes de soleil, ni bonnet, dans son bureau studio avec son frère. J'ai vu Matthieu Chedid dans une sorte de cave ou de salon, je ne sais pas trop en train de jouer de la guitare. Et puis, j'ai vu que Gérard Darmon avait les cheveux verts et un tee-shirt tout froissé.
D'habitude, ma vie n'a pas grand-chose à voir avec la leur : on n'a pas les mêmes horaires, les mêmes déplacements ou les mêmes activités, pas les mêmes moyens aussi !
Et là, j'ai trouvé que ma vie n'était pourtant pas si différente. En tout cas, pas si différente de celle de mes voisins aussi, de mes cousins qui vivent aux Etats-Unis ou de mes amis à Madrid.
Ce confinement a donc tous les traits d'une vaste expérience commune
- « Expérience » ? D'abord parce que nous l’éprouvons, et qu’il s'impose à nous. Nous nous y adaptons et il transforme notre manière d'être au monde et d'être avec les autres.
- « communes », parce qu'il constitue une nouvelle référence collective. Tout le monde maintenant, quand on dit le mot confinement, voit bien de quoi il s'agit.
Alors, en me promenant sur Internet hier, j'ai repensé à ce que le philosophe Nietzsche écrit à propos de ces expériences communes.
Nietzsche nous dit qu'elles nous sont nécessaires pour nous comprendre, mais pour nous comprendre, vraiment.
Alors, vous me direz, « pour se comprendre les uns les autres, nous avons besoin d'abord de comprendre les mots que nous employons, il faut pouvoir parler la même langue ». C'est évident, mais ça ne suffit pas. Encore faut-il que nos mots renvoient aux mêmes choses. Encore faut-il que nos phrases évoquent des sentiments communs, des descriptions partagées et donc des expériences collectives.
On le sait bien, les mêmes mots n'auront pas toujours le même sens pour des gens qui vivent dans des mondes très différents.
On a donc besoin d'une expérience commune pour mieux se comprendre. Et c'est ce que dit Nietzsche quand il écrit :
Quand des hommes ont longtemps vécu ensemble dans des conditions identiques, sous le même climat, sur le même sol, courant les mêmes dangers, ayant les mêmes besoins, faisant le même travail, « il en est quelque chose qui se comprend : un peuple ».
Alors je me dis avec Nietzsche que c'est ce que nous pouvons espérer de meilleur de cette crise de confinement, que nous nous comprenions mieux, que chaque jour passant et qu'à la fin, nous nous comprenions mieux.
Et que quand désormais nous entretiendrons, vous savez, ces grandes conversations démocratiques qu'on appelle des débats nourris, que les mots d' "école", d'"instituteur", d"'institutrice", de "prof", d'"hôpital", de "médecin", de "recherche scientifique", que les mots de "solidarité", de "vulnérabilité", de "soins", de "responsabilité", bref, que tous ces mots, désormais, ne sonneront plus creux ou ne sonneront plus différemment selon que l'on est de gauche, de droite, du centre, du dessus ou du dessous.
Voilà, j'espère que c'est un de ces paradoxes de la crise : oui, il y a des morts, oui, il y a des hommes et des femmes qui vont perdre leur travail et d'autres qui vont travailler en ayant peur. Il y a des familles qui n'en peuvent déjà plus de rester enfermées, d'autres qui souffrent tellement déjà de la solitude. Nous sommes chacun chez nous et obligés de garder nos distances quand nous sortons.
Mais tout cela, c'est un commun et c'est un commun qui est désormais le nôtre et qui nous aide et qui nous aidera à mieux nous comprendre."