L'écrivain Pierre Guyotat reçoit le prix Médicis pour "Idiotie" (Grasset), où il fait le récit du passage à l'âge adulte avant de devenir l'un des écrivains français les plus subversifs.
Rachel Kushner a eu le Prix du roman étranger pour "Le Mars Club", traduit de l'anglais par Sylvie Schneiter (Stock), et Stefano Massini a remporté le Prix essai pour "Les Frères Lehman" (Globe).
Pierre Guyotat avait déjà reçu lundi le prix spécial du jury du prix Femina pour l'ensemble de son oeuvre.
Il est considéré comme l’un des auteurs les plus avant-gardistes et innovants de la littérature française. Dans son œuvre, qui fait toujours scandale, il choque, il invente un monde de sexe et de guerre et des formes nouvelles d'expression.
"Cette Idiotie traite de mon entrée, jadis, dans l'âge adulte, entre ma dix-neuvième et ma vingt-deuxième année, de 1959 à 1962", résume l'auteur de Tombeau pour cinq cent mille soldats. Il est âgé de 78 ans et vient de recevoir le Prix de la langue française pour l'ensemble de son oeuvre.
L'auteur raconte qu'il a quitté Lyon pour Paris persuadé que c'est dans la capitale qu'il pourrait accomplir son destin de poète. Son père, médecin, a lancé un détective privé à ses trousses. La vie est rude. Il dort sous le pont de l'Alma, Paris est alors une ville populaire et Guyotat est déjà hanté par les fantasmes qui feront le sel de sa littérature.
J'entends les bouches se baiser, les salives clapoter, les dents tinter, les mains prendre, serrer, caresser, fouiller, fouailler, les poils se frotter...
Ce qui l'anime à ce moment-là, c'est, dit-il "ma recherche du corps féminin, mon rapport conflictuel à ce qu’on nomme le “réel”, ma tension de tous les instants vers l’Art et vers plus grand que l’humain, ma pulsion de rébellion permanente : contre le père pourtant tellement aimé, contre l’autorité militaire, en tant que conscrit puis soldat dans la guerre d’Algérie, arrêté, inculpé, interrogé, incarcéré puis muté en section disciplinaire. Mes rébellions d’alors et leurs conséquences : fugue, faim, vol, remords, errances, coups et prisons militaires, manifestations corporelles de cette sorte de refus du réel imposé : on en trouvera ici des scènes marquantes. Drames intimes, politiques, amitiés, camaraderies, cocasseries, tout y est vécu dans l’élan physique de la jeunesse. Dans le collectif. »
Pierre Guyotat, prix Medicis 2018
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La guerre d'Algérie
En 1961, alors que son premier texte Sur un cheval vient d'être accepté par le Seuil, il est appelé sous les drapeaux pour servir en Algérie. Le climat atroce de la cette guerre lui inspire des pages parmi les plus fortes de la littérature du XXe siècle, pages dans lesquelles il s'attache à décrire le malaise des soldats : "Notre soumission, l'ignorance où l'on nous tient de tout ce qui est et vient, c'est un cauchemar dont, sortant de l'enchantement de la sottise, il faut se réveiller et rire..." écrit-il dans Idiotie.
Ramené à la vie civile, Guyotat reste hanté par "tous les égorgés, tous les mutilés du nez, des lèvres, des oreilles, tous les énucléés, tous les démembrés, tous les désentraillés, tous les traqués abattus, tous les battus à mort, tous les déchiquetés, tous les enflammés, bébés jetés contre les murs, mères enceintes éventrées, toutes les violées, tous les torturés (...) victimes à retardement du crime originel de la conquête".
L'an dernier, le prix Médicis avait récompensé Yannick Haenel pour Tiens ferme ta couronne (Gallimard) dans la catégorie "Romans français" et l'Italien Paolo Cognetti pour Les huit montagnes (Stock) dans la catégorie "Romans étrangers". Le prix Médicis de l'essai avait été décerné à l'Américain Shulem Deen pour Celui qui va vers elle ne revient pas (Globe).
Les manuscrits de Pierre Guyotat sont déposés depuis 2004 à la Bibliothèque nationale de France.
Extrait d'Idiotie, chapitre 'La fille à poux'
"Les poux sautent sur les poils des narines, sur le petit duvet entre elles et le retroussis des lèvres grosses fraîches qui tremblent d’un cauchemar où il faut parler, trouver les mots qui sauvent devant le monstre. Plus bas, les fesses se recambrent dans un ronronnement, sous le haillon je vois qu’un short court aux plis rougis par le halo du bateau qui s’immobilise les moule, troué jusque le devant, dans l’évasement des cuisses, une braguette d’où pend un bouton ; la jointure braguette ourlet de jambe est déchirée, du poil en sort, vers le versant de la cuisse, le lambeau d’étoffe serre un bourrelet pelu ; un mouvement ramène le genou droit sur le ventre, je vois, par les trous, le bord inférieur de la fesse, la ligne, encrassée, croûteuse, de l’entrefesse vers l’organe où la toison brille, humide, pâteuse, dans le halo rouge du bateau qui redémarre dans un jet de fumée ; la vermine tient le haillon ; plus haut, le corps rebouge, un bras remonte du tas, par-dessus poitrine et tête la main s’agrippe au pavé ; d’un reste de chemisier blanc sous une guenille de veste rouge, surgit un sein blanc aréolé de brun qui se loge dans l’intervalle des pavés, l’autre libre ; une paupière se soulève, l’œil regarde, le pavé puis mon regard ; grand, bleu ; le bras le barre, poignet traversé d’incisions… plus bas, à nouveau, j’y règle mes verres, la vermine saute, mais pas comme les poux ni les puces dont j’ai, enfant, juste après l’Occupation, scruté les ébats sur les nuques de mes voisins de pupitres : qu’est-ce que cette vermine dont la fille paraît s’accommoder jusqu’à en ronronner ?"
Pierre Guyotat