Je suis au cabinet médical, monsieur Carné entre, me confie son problème du moment, je lui indique la table d’examen. Il soulève son tee-shirt pour que je colle le pavillon de mon stéthoscope à ses poumons. Je vois alors son tatouage.
J’adore tomber sur une personne tatouée : voir le tatouage, le lire, essayer d’imaginer ce qu’il représente pour le patient. C’est peut-être parce que je suis romancier avant d’être médecin, mais j’adore ça. On touche du doigt une histoire.
Monsieur Carné a tatoué une phrase du genre « Apprends de tes erreur ». Il voit mes yeux s’agrandir un peu quand je lis que le tatoueur a écrit « erreur » sans S à la fin.
Il y a un long silence entre le patient et moi. Il voit que j’ai vu. La faute. L’horrible faute. Alors Monsieur Carné sourit, me confie :
C’était voulu.
C’est ce qu’on appelle « Un énoncé performatif ». Il oblige, parce qu’Elle est là, l’erreur, et qu’elle saute aux yeux. Monsieur Carné est OBLIGÉ de l’accepter.
Les tatoués doivent savoir que, pour devenir médecin, on nous enseigne à décoder les symptômes pour les regrouper en autant de signes qui nous permettront de poser un diagnostic.
On apprend à lire le corps
Et le tatouage dit quelque chose de nos patients. Il nous aide à situer une personne dans une trajectoire de vie. Pour un soignant, lire ça est précieux car c’est significatif.
Par exemple, je pense à une lectrice qui, ayant vécu un deuil périnatal, m’a demandé l’autorisation de tatouer sur son bras une phrase lue dans un de mes romans :
Tu n’es pas mort, je te continue.
Ça m’a bouleversé.
Pour elle, signaler cet événement, l’inscrire dans sa chair comme pour mieux le tenir dans sa main, c’est un premier pas vers la résilience, SA résilience.
La romancière Héloïse Gay de Bellissen vient de sortir un ouvrage qui s’intitule Parce que les tatouages sont nos histoires.
Dans cet essai formidable que je vous recommande chaudement, la romancière écrit :
Le tatouage réveille l’amour de soi en se logeant là où il n’y avait plus de dignité. Tout à coup on adore l’endroit. On veut montrer à tous sa balafre. Bras, cuisse, hanche, le corps est un endroit qui peut être tracé ou retracé. Maintenant j’accueille cette partie de moi marquée parce que j’ai le sentiment de l’avoir confectionnée.
Ces mots magnifiques, ils sont résumés par la phrase de monsieur Carné :
C’était voulu.
Parce que dans une vie humaine, comme dans la vie de ce patient, ou celle de cette lectrice dont je parlais et qui a vécu ce deuil, quantité d’empreintes et de traces s’inscrivent sur nos cuirs et dans nos cœurs sans qu’on le décide. Pas le tatouage.
"Ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, c’est la peau", disait Paul Valery.
Ce qu’il y a de plus profond chez le patient, parfois, c’est le tatouage.
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