L'œuvre de Patrick Modiano, en compagnie de Catherine Deneuve

Patrick Modiano recevant son Prix Nobel de Littérature
Patrick Modiano recevant son Prix Nobel de Littérature ©Getty
Patrick Modiano recevant son Prix Nobel de Littérature ©Getty
Patrick Modiano recevant son Prix Nobel de Littérature ©Getty
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L'écriture pudique de Patrick Modiano sait, comme personne, deviner les secrets les plus intimes, révéler les complexes et les complexités d'une "jeunesse perdue". Pour parcourir cette œuvre passionnante, Guillaume Gallienne a invité l'actrice, Catherine Deneuve.

Avec

Dans la déclaration qui a suivi l’annonce de ce prix Nobel, j’ai retenu la phrase suivante :  "I_l a dévoilé le monde de l’Occupation_." 

Je suis comme toutes celles et tous ceux, nés en 1945, un enfant de la Guerre, et plus précisément, puisque je suis né à Paris, un enfant qui a dû sa naissance au Paris de l’Occupation. Les personnes qui ont vécu dans ce Paris-là ont voulu très vite l’oublier. Mais devant les silences de nos parents, nous avons tout deviné, comme si nous l’avions vécu.

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Ville étrange que ce Paris de l’Occupation. Dans ce Paris de mauvais rêve, où l’on risque d’être victime d’une dénonciation et d’une rafle à la sortie d’une station de métro, des rencontres hasardeuses se faisaient. Et c’est à la suite de ces rencontres que des enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l’Occupation a toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serai jamais né. Ce Paris-là n’a cessé de me hanter et sa lumière voilée baigne parfois mes livres.

Une question, surtout, l’obsède : qui était son père ? Ce père, lui-même orphelin, d’origine juive, qui a survécu grâce à des activités troubles pendant la guerre ; ce père qui s’est désintéressé de lui, jusqu’à la rupture définitive, au milieu des années 1960.

Adolescent révolté, Patrick Modiano écrit dès l’âge de dix-sept ans. Il publie trois premiers romans, comme trois cris de colère, qui forment ce que l'on appelle sa "trilogie de l'Occupation" : La Place de l’Etoile, publié en 1968 à 23 ans, La Ronde de nuit, en 1969, et Les Boulevards de ceinture, en 1971.

Deneuve et Modiano

Un lien personnel unit Catherine Deneuve à l'écrivain Patrick Modiano. Ils appartiennent à cette même génération des enfants de la guerre auxquels l'écrivain accorde un mystère et une phosphorescence particulière. Parmi leur proches, c'est sa sœur Françoise Dorléac que l'auteur rend hommage dans un livre paru en 1996, que l'actrice a co-signée avec lui et qui s'intitule Elle s'appelait Françoise. Catherine Deneuve partage avec Patrick Modiano bien des passions, le cinéma de Truffaut, le métier de comédien qu'exerçait leurs parents respectifs et les tourments de l'adolescence. Pour l'écrivain comme pour Deneuve, ces années reste marquée par un évènement familial qui le rendra toute sa vie. 

Extraits de "Elle s'appelait Françoise,"

"J'ai fait la découverte de François Truffaut et celle de Françoise Dorléac à la période de l'adolescence, entre 14 et 15 ans. J'y suis allé seul ce printemps de 1959 voir les 400 coups à sa sortie au Colisée. Je ne savais pas que les scènes du panier à salade et de la fugue finale étaient pour moi prémonitoires. Au début de l'année suivante, je me suis échappée d'un collège caserne où j'étais enfermé depuis quatre ans. J'ai éprouvé cette sensation particulière à la fugue, l'ivresse de rompre brusquement avec tout. Ivresse sans avenir et que Truffaut a laissé en suspend par un plan fixe. La dernière image de son film. 

Le panier à salade, je l'ai connu quelques temps plus tard, dans des circonstances à peu près semblable à celle du film. C'est mon père qui a appelé Police secours pour qu'on vienne me chercher. Il est monté avec moi dans le panier à salade qui nous a menés à travers le 6ème arrondissement. Triste parcours. Nous sommes arrivés au commissariat de la rue de l'Abbaye. Là, mon père m'a chargé devant le commissaire, espérant sans doute que je serai expédié dans quelques bataillons disciplinaires. Père étrange, il ne manquait pas de fantaisie. 

C'est dans ce climat un peu sombre, au cours de l'un des lugubres hivers de l'adolescence, l'hiver 1961, que j'ai vu pour la première fois Françoise Dorléac. 

Elle jouait sur la scène du Palais royal. Elle était à peine plus âgée que moi. De la pièce, je ne me rappelle pas grand chose. Seule me frappait la voix, la manière de se déplacer, les gestes de Françoise Dorléac. À la voir sur scène, j'éprouvais une sorte d'émulation. Puisqu'une fille de mon âge pouvait déjà faire preuve d'un tel talent, l'horizon me paraissait soudain dégagé. À la sortie du théâtre, j'avais oublié l'état de solitude où je vivais et les perspectives qui s'ouvraient à moi : le retour dans le dortoir d'un lointain collège de province. Cette nuit là, l'air glacé me semblait d'une légèreté d'éther sur la place du Palais-Royal. Les réverbères scintillaient comme des promesses. 

Je ne savais rien de Françoise Dorléac, sauf qu'elle était la fille d'un comédien. L'année précédente, ma mère jouait un petit rôle au Théâtre Fontaine et les jours de congé, avant de rentrer au collège, je faisais quelquefois mes devoirs dans le bureau du directeur de ce théâtre. Tout près du fontaine, rue Frochot, le nom de Maurice Dorléac figurait sur l'affiche du Théâtre en rond. Il y  jouait Ouragan sur le Caine. Peut être, me suis je senti proche de Françoise Dorléac parce qu'elle était la fille d'un comédien. Plus tard, dans un magazine, j'avais vu une photo de Maurice Dorléac entre ses deux filles, Françoise et Catherine quand elles avaient 16 ans. Prise à l'entrée du studio photo sonore. Moi aussi au même âge, j'avais accompagné ma mère dans son studio et dans celui d'Epinay. 

L'hiver suivant, j'allais souvent rejoindre un ami dans la banlieue Sud-Est où il habitait. Un jour où je traînais à Orly, j'ai vu brusquement Françoise Dorléac en uniforme d'hôtesse de l'air. Elle tournait un film avec François Truffaut sur le parking devant l'aéroport. J'ai d'abord été surpris par cette coïncidence, mais aujourd'hui, je me dis que cela a été dans l'ordre des choses. 

J'ai tout oublié de la tristesse et de la pesanteur de cet hiver 1962/1963. Seule demeure la voix de Françoise Dorléac, que l'on entend à travers le grand hall d'Orly, appeler un certain Monsieur Lachenay. 

Elle marche le visage enveloppé d'un foulard léger et je retrouve au cœur du film La peau douce que je respirais, les nuages, le gris du ciel, la neige sur le parking, tout un morceau du passé saisi par la caméra et qui sera toujours au présent. Et Françoise Dorléac, venue ce jour là visiter cette zone franche qui me servait de refuge.

Une enfance passée dans un quartier au bord de la Seine, à l'ombre du viaduc d'Auteuil, le pensionnat, les cours de danse, la chambre aux lits superposés. Toute petite, déjà, le rêve de devenir actrice et même star. Ou plutôt étoile. A quoi tient une vocation. Pour Françoise Dorléac, je crois que c'était à un doute, un manque de confiance en soi. Star, elle l'était depuis son enfance. Depuis qu'elle se trouvait laide, trop grande, trop maigre, avec trop de taches de rousseur. Les étoiles, si on les regarde fixement, émettent une clarté vacillante, discontinue. Et cette lumière nous arrive longtemps après leur mort. C'est une lumière qui doute d'elle même. Et ce mystérieux tremblements, cette hésitation entre l'être et le néant nous captive. 

Elle était Marylin Monroe, qui doutait affreusement d'elle même. Toujours en quête d'un encouragement, d'un mot ou d'un geste qui apaiserait son anxiété à vivre. Telle était aussi Françoise Dorléac, à la fois timide et audacieuse. L'extravagance, mais aussi les tourments secrets. Légère, éblouissante, et le regard quelquefois triste. On n'était jamais sûrs de bien connaître son visage. Tout en contraste, en inquiétudes, de celles qui font le scintillement des étoiles."

Avec les extraits suivants :

  • Elle s’appelait Françoise (Canal + Editions, 1996), texte co-écrit par Catherine Deneuve et Patrick Modiano, i l s'agit d'un portrait de Françoise Dorléac, sœur de l'actrice.
  • Villa Triste (Gallimard, 1975) : rêves de cinéma et cauchemars de guerre,
  • Dora Bruder (Gallimard, 1997) : une autre adolescente en fuite,
  • Dora Bruder  (2/2) : l’épisode traumatique de l’arrestation de Patrick Modiano, en compagnie de son père,
  • Pedigree  (Gallimard, 2005) : une généalogie personnelle et générationnelle,
  • Rue des boutiques obscures (Gallimard, 1978) : les identités mouvantes.

Archives INA

  • Avec la voix de Patrick Modiano.

Musique 

  • Marie Modiano - Rêverie
  • Benjamin Biolay - Mon héritage

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