

Il y a 160 millions d'années, la Normandie était sous l'eau. Des fossiles d'animaux marins mais aussi de dinosaures se sont accumulés dans les falaises, qui, avec l'érosion, libèrent ces trésors, ramassés par des paléontologues amateurs sur les plages. Mais l'Etat veut interdire cette pratique.
Je vous emmène sur les plages du Calvados aujourd’hui, mais le débarquement dont je vous parle n’a rien de militaire, il s’agit de celui d’un monde englouti… Des fossiles, enfermés dans les 37 km falaises jurassiques et notamment celles dites des Vaches noires, entre Villers sur mer et Houlgate
« Il y a 160 millions d’années*, la* Normandie était sous l’eau et donc nous avions de grand reptile marin qui régnait sous cette mer tropicale*, notamment avec des récifs coralliens »* , explique Karine Boutillier, directrice du Paléospace, le musée de Villers sur mer qui expose et étudie tous ces fossiles, décrits par le paléontologue Eric Buffetaut, directeur de recherche émérite au CNRS : « le reste de grand reptile marin et de temps en temps chose plus rare on trouve des restes d’animaux terrestres comme les dinosaures. » C’est là, sur ces plages, que les premiers dinosaures signalés en France ont été trouvés, au 18ème siècle, vous aurez donc compris que le site est précieux, mais patatras, « d'un seul coup, on nous indique que la collecte des fossiles ne va plus être possible * »*
Voilà, décision de l’Etat, qui prévoit un décret pour la fin de cette année, interdisant effectivement le ramassage des fossiles, dans le cadre d’un projet de création d’une réserve naturelle nationale des falaises jurassiques du Calvados. Les paléontologues amateurs, comme professionnels, sont catastrophés, explication d’Eric Buffetaut, désormais à la tête du collectif « association de défense de la paléontologie normande » : « L'idée de réserve, en soi, n’est pas mauvaise. Mais c'est une catastrophe, parce que si on interdit la récolte au pied des falaises, ça veut dire qu’il n’y aura plus rien. Tout sera détruit par l’érosion * »* Un énorme gâchis, Laurent, paléontologue amateur qui va régulièrement à Villers depuis 10 ans, poursuit les explications : « il y a un demi-million de tonnes de sédiments qui partent à la mer. Dans ce demi-million de tonnes de sédiments, il y a des millions et des millions de fossiles. Qui, par l'effet des vagues, vont être transformés, à courte échéance, en sable. On récupère des fossiles qui sont détachés de la falaise naturellement, c’est interdit de chercher des fossiles sur la falaise et nous, on est d’accord avec ça. Nous voulons continuer à les ramasser comme ça se fait depuis 2 siècles*. »*
Des mains précieuses, une forme de science participative, essentielle par exemple au Paléospace dont les collections viennent des récoltes des amateurs : « Les amateurs, ils ont une connaissance parfaite du site. Ils savent exactement où ils vont pouvoir trouver telle sorte de fossiles et à quel moment il faut venir les collecter. Donc c'est sur des périodes les moins agréables, l’hiver sous les tempêtes quand il fait froid, c’est souvent sous la pluie. Il faut avoir l'œil exercé parce que ce n’est pas donné à tout le monde de trouver une vertèbre de dinosaures, des jolies quenottes ou encore récemment, un collectionneur amateur a trouvé une nouvelle espèce de requin*. Et nous, nous l’étudions avec l'université de Vienne en Autriche, et tout ça va être mise à mal par ce projet de réserve »*
Sans compter que leur statut de « musée de France », qui dépend du ministère de la Culture, leur impose en particulier d**’enrichir les collections**, donc de faire entrer des nouveautés, grâce aux dons des amateurs. Et les dérogations promises dans le plan ne serviront à rien d’après les scientifiques : « * Ce n'est pas en donnant quelques dérogations ponctuelles qu’on va pouvoir sauver les fossiles qui sortent sans arrêt des falaises à cause de l'érosion ça n’a pas de sens » Et si ce n’était réservé qu’aux professionnels ? « Les professionnels ne sont absolument pas assez nombreux, surtout dans une situation où la* paléontologie est en train de s’éteindre en France*, pour assurer cette surveillance constante sur des kilomètres de falaises. C’est pas possible »*
D’ailleurs je signale quand même que l’ensemble de la communauté paléontologique en France est contre ce projet, comme le maire de Villers, qui ne compte pas du tout envoyer sa police municipale sur les plages pour contrôler, et l’enquête publique aussi avec 91 % des 700 réponses défavorables.
(Mise à jour 13/01/23) La préfecture du Calvados explique par mail que "la création de ce projet de réserve naturelle nationale a pour objectifs principaux de préserver les objets géologiques exceptionnels de la côte jurassique ainsi que les habitats et espèces d’intérêt patrimonial présents sur les falaises". Elle rappelle que "la loi interdit formellement tout prélèvement par extraction, avec ou sans outils, sur le domaine public (même hors statut de protection)" et que les fossiles appartiennent ainsi au propriétaire du sol (l’État dans le cas de l’estran). Les services de l'Etat ajoutent qu'il y aura des partenariats avec "des associations locales, des universités ou des centres de recherche, des musées pour poursuivre le travail scientifique. Le gestionnaire sera également à même de proposer des ateliers de sciences participatives sur la collecte, la détermination, la mise en collection des fossiles". Et précise enfin que l'activité de ramassage des fossiles est "très prisée" notamment aux Vaches noires.
Sur les éventuels pillages, les gens qui gardent les fossiles chez eux, Karine Boutillier du Paléospace est claire : « La science, en France, a beaucoup plus à y perdre que les quelques personnes qui vont essayer de les commercialiser. On va bien que ça a fonctionné depuis des années » Et sinon c’est donc l’érosion, et la mer qui détruiront ou emporteront ces fossiles, que Laurent notre paléontologue amateur, qui nous a alertés à la Terre au Carré, et les autres considèrent comme un patrimoine : « On sauve un patrimoine*. Moi, je ressens un vertige en ayant ces objets dans les mains, qui sont des messagers du temps, qui nous donnent un message sur notre propre existence, sa finitude et puis sur l’évolution. C'est pas rien »*
Et tous espèrent trouver un terrain d’entente, comme sur les côtes anglaises dans le Dorset, où l’union fait la force, tout le monde – collectivités, professionnels et amateurs – travaille ensemble et il parait que ça se passe très bien.
L'équipe
- Production
- Guillaume FromentStagiaire